"Chagall Opéra" by Own work. Licensed under CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons
"Chagall Opéra" by Own work. Licensed under CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

Chagall, paisible et évident triomphe

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C’est le matin de la veille de Noël : les uns se pressent dans les Grands Magasins pour rafler de quoi couvrir la Terre entière de cadeaux, d’autres terminent à leur bureau de quoi partir un peu tôt pour retrouver leur famille et la dinde. A la Villette, on affronte le vent chaud en tenue de printemps, les vacanciers fuient l’hystérie natale pour trouver la paix dans les salles de l’exposition Chagall.

La paix ? Drôle d’idée de chercher la paix dans cette explosion de couleurs et de formes qui nous submerge visuellement et auditivement (l’air de la Reine de la Nuit, le finale de l’Oiseau de feu, le lever du jour de Daphnis et Chloé, voilà qui n’inspire pas le calme). Et pourtant, le plongeon dans le monde de Chagall, dès la première salle, semble libérer le visiteur du monde extérieur. Pour cela, la commissaire n’a pas hésité à nous faire commencer par la fin, ou quasiment, et par l’œuvre la plus connue de Chagall de ce côté-ci de l’Atlantique : le plafond de l’Opéra Garnier. La gigantesque fresque est numérisée au sol et au mur par un ingénieux dispositif Google. On est en entrant presque mal à l’aise devant un coup de crayon que l’on trouve enfantin et ces couleurs qui pourraient être trop vives. Mais la profusion de formes et de couleurs ne fait qu’accentuer l’onirisme de ces représentations, dans leur évidence et leur simplicité. On est happé par ce monde à la fois modeste et riche qui n’a pas peur de traduire toute l’histoire de la musique par l’étreinte de Roméo et Juliette, le trône de Boris Godounov ou la nuit de Pelléas et Mélisande. Cette modestie et cette richesse originelles nous ramènent, comme le rêve, à notre plus simple expression, à notre identité première ; elles confrontent, comme chez les petits enfants, l’humilité de la connaissance à l’étendue infinie de l’imagination.

Quelle surprise ce dut être en 1964, quand les spectateurs assis relevèrent la tête et lirent au plafond leur rapport premier et naïf à l’opéra – des couleurs, des formes, des gens qui dorment et d’autres qui règnent, des groupes qui dansent et des couples qui s’aiment. Un demi-siècle plus tard, notre civilisation a suffisamment évolué pour ne plus s’intéresser qu’au plan des loges de l’Opéra Garnier  ; l’exposition de la Philharmonie, elle, nous permet de renouer avec l’immédiateté de la musique, du spectacle, de l’art : loin de ce qu’on considère comme intellectuel, les visiteurs s’abandonnent à la musique de Chagall.

Les espaces qui se succèdent nous éloignent à chaque fois un peu plus de l’impression d’exposition et de visite : à l’aide d’une muséographie sobre mais soignée (espaces distincts, couloirs de transition historique ou esthétique, objets disposés au centre pour tourner autour, un seul texte assez court à l’entrée de chaque salle, ce qui évite l’agglutinement, lunettes à l’appui, autour des légendes de chaque œuvre), on nous fait profiter de l’endroit sans vouloir quitter du regard les œuvres présentées. Elles ne sont d’ailleurs plus présentées ni exposées : elles semblent se fondre dans un monde à part entière, et se compléter entre elles. De la même manière qu’elles se complètent à travers les arts : peintures, costumes, décors, sculptures, céramiques, intelligemment répartis au fil de la visite, élargissent notre regard sur l’œuvre de Chagall et nous ouvrent de nouvelles portes d’entrée sur le monde dans lequel on évolue. On embrasse avec contentement les différentes formes d’expression de l’artiste et cela passerait presque inaperçu tant c’est évident d’accéder ainsi aux différents visages de son monde qui nous paraît si proche. On se contente donc d’évoluer dans cette évidence esthétique qui fait converger les arts et les idées : comment imaginer un autre costume d’oiseau de feu une fois que l’on a tourné autour du sien au son du finale de Stravinsky ?

Seule la dernière salle, sans doute, nous remet un peu brutalement les pieds sur terre, nous enlevant à la facilité intellectuelle d’un système dans lequel tout concorde : on débarque dans la culture klezmer et un certain cubisme sans avoir suffisamment de champ ni de clefs pour prendre le bon élan – et l’on quitte à regret la paix des opéras et des ballets.

La paix ? Oui, la paix : ce triomphe de la musique est modeste et pacifique, il évoque moins celui des généraux romains que celui du petit Jésus dans sa crèche – comme si les miraculeuses couleurs de Chagall nous faisaient assister, tout ébaubis, au grand mystère de l’art.

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