la partition de Hercules Dux Ferrariae
Extrait de la partition de "Hercules Dux Ferrariae"
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De l’art du rébus en musique

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Pour entrer dans le dédale des rébus, énigmes et autres hiéroglyphes musicaux du XVIe siècle, David Christoffel reçoit dans Métaclassique le musicologue Guillaume Bunel, qui enseigne l’écriture et l’Histoire de la musique à Sorbonne Université. Dans cette émission, retrouvez une sorte de florilège des jeux avec les notes à la Renaissance, à commencer par une messe de Josquin des Prés intitulée Missa La sol fa re mi.

Extraits tirés de l’émission Métaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

 

La sol fa ré mi, c’est donc une suite de notes de musique devenue le titre d’une messe. Un peu comme, par goût du rébus, on dit sol fa si la si ré si la si ré do ré, pour : « Sol facile à cirer si la cire est dorée » ? C’est bizarre, un jeu de mot comme titre de messe, non ?

Oui, cette messe est assez célèbre à cause d’un épisode raconté en 1547 par un important théoricien de la musique, Heinrich Glarean. Selon lui, Josquin aurait écrit cette messe pour se moquer d’un protecteur qui, répondant à ses sollicitations, disait toujours : « Laissez-moi faire ! », c’est-à-dire en moyen français, quelque chose comme : « Lesse faire a mi ». Josquin aurait transcrit l’expression avec les syllabes de solmisation : la sol fa ré mi.

 

Faute peut-être d’être véridique, l’anecdote témoigne en tout cas du goût de l’époque pour le trait d’esprit, avec parmi eux, les rébus ?

Plus généralement, le XVIe siècle nourrit une passion pour les formes cryptées : les énigmes, les devinettes ou les allégories, mais aussi les hiéroglyphes, les prophéties ou les emblèmes. Il en existe un vaste répertoire. En musique, cela se manifeste principalement sous la forme d’énigmes et de canons. Josquin est peut-être l’un des plus grands artisans de ce développement.

 

Nous avons décidé d’intituler cette émission « Rebuffer ». Ce verbe, nous ne l’avons pas inventé, mais il n’en existe qu’une seule occurrence…

Effectivement, c’est un auteur de la fin du XVIe siècle qui l’utilise, Étienne Tabourot, personnage étonnant dont l’ouvrage le plus connu s’intitule Les Bigarrures du Seigneur des Accordz. Les spécialistes de la littérature ont beaucoup étudié ce recueil, une sorte d’encyclopédie de techniques littéraires et jongleries alphabétiques, un compendium de jeux de mots et facéties verbales, parfois franchement obscènes. Plusieurs chapitres sont dédiés au rébus, et il y en a d’autres sur les anagrammes, les acrostiches, les palindromes. Toutes sortes de procédés que l’on associe plutôt aujourd’hui à des courants littéraires du XXe siècle, l’Oulipo notamment, mais qui étaient déjà abondamment pratiqués par les poètes de la Renaissance, notamment ceux que l’on appelle les grands rhétoriqueurs.

[…] le rébus joue sur l’ambiguïté (l’« équivoque ») entre des mots homophones.

La définition que donne Tabourot du rébus est la suivante : « ce sont peintures de diverses choses ordinairement connues, lesquelles proférées de suite sans article font un certain langage ; ou, plus brièvement, que ce sont équivoques de la peinture à la parole. »

Oui, le rébus joue sur l’ambiguïté (l’« équivoque ») entre des mots homophones. Le lecteur doit nommer une figure ou une série de figures (les « peintures »), de façon à prononcer une suite de syllabes, qui par homophonie, évoquent une phrase que rien, dans les figures, ne laissait a priori deviner. Au début du traité de Tabourot, dans le chapitre sur les rébus, il y a par exemple une image montrant un abbé (que l’on reconnaît à sa crosse et sa mitre) déculotté et allongé dans l’herbe, avec une grande fleur de lys qui lui sort des fesses. C’est a priori une image scandaleuse et blasphématoire, mais le lecteur est supposé la lire ainsi, à la manière d’un rébus : « Abbé mort en pré, au cul lys ». Ce qui correspond, par une subtile équivoque bilingue, à la prononciation française d’une maxime latine bien connue : « Habe mortem prae oculis ». Laquelle signifie, en français : « Aie la mort devant les yeux ». C’est le thème éternel de la vanité, le fameux « souviens-toi que tu vas mourir », ou Memento mori.

 

Cette image paraît licencieuse, mais son sens est donc très conventionnel ?

Absolument.

 

Cette mode du rébus, comment va-t-elle se décliner en musique, puisqu’il n’y pas d’images, et pas toujours de mots ?

Il y a deux applications. D’une part, ce sont les plus fréquents, certains rébus utilisent les noms des notes de musique, ut, ré, mi, fa, sol, la. D’autre part, beaucoup plus rares, quelques rébus utilisent d’autres signes empruntés à la notation musicale (clés, portées, signes rythmiques, silences, etc.) que le lecteur est supposé nommer en prononçant leur nom – comme les images d’un rébus ordinaire. Un grand nombre d’auteurs du XVIe siècle, pas seulement des compositeurs, pratiquent le rébus avec les noms de notes. Quelques grands esprits qui s’y sont essayés, comme Léonard de Vinci, dont on a quelques exemples de rébus dans les manuscrits de Windsor. Je parlais des grands rhétoriqueurs, on peut aussi citer Jean Molinet, poète important du XVe siècle et chroniqueur de la cour de Bourgogne, qui a composé plusieurs poèmes-rébus, dont un sonnet dédié à Jehan de Ranchicourt, entièrement basé sur les syllabes musicales.

 

Jehan Grignon, sçachiés que j’ay rechut

Une oroison de celle qui conchut

Le filz de Dieu, afin d’estre ado ;

L’ouvrage dont est fort bien faict, do ;

Faulte n’y voys d’ung seul traict ne demy,

Ceux l’ont prisiet qui mieux valent de my.

Benoict soit il, qui sy bien estoffa

Celle qui soubz les angles triumfa ;

Je vous envoie ung ut, re, my, fa, sol,

La, chantés fort, musés y vostre sol ;

Se vous fallés, vin buverés, s’on l’a,

Tant qu’on dira la, la, mon amy, la.

 

Labeur se pert, riens ne recoeulleran

Larrons sont fins, horrible guerre aran

Sollers use on, en querant paix ichi

Solas nous fuit, doeul nous tient a merchi

Fausseté bruyt, envye regne en court

Famine arons, car nostre argent est court

Mille gaurriers chanteront par b mol

Mi, la, s’on pille, il y fait doulx et mol

Requérons Dieu que le bon temps joli

Reviengne brief et amaine ancoli

Utile paix, se chanterons tout net 

Ut, re, my, fa, sol, la, vive Jennet !

 

Il y a une autre technique, en lien direct avec le rébus, c’est le soggetto cavato

C’est une technique documentée au milieu du XVIe siècle, mais qui serait apparue chez Josquin, décidément précurseur dans le domaine des procédés de composition associés aux rébus. L’expression de soggetto cavato est utilisée par Zarlino, le grand théoricien vénitien du milieu du XVIe siècle. Zarlino explique que Josquin a composé une messe dédiée à Ercole I d’Este, duc de Ferrare (en latin, Hercules Dux Ferrariae). Il a pour cela extrait les voyelles de son nom. C’est le sens de l’expression soggetto cavato, « sujet extrait ». Sous-entendu : extrait des voyelles d’un nom.

 

 

Les voyelles de « Hercules Dux Ferrariae » sont donc E, U, E, U, E, A, I, E, les notes correspondantes étant : ré ut ré ut ré fa mi ré.

C’est ça. Tout le ténor de la messe, c’est-à-dire la partie principale, celle qui fonde sa polyphonie, chante d’un bout à l’autre cette formule mélodique.

 

Si le rébus est de l’ordre du divertissement, proche du peuple, comment se fait-il que ce soit à l’église, dans les messes, qu’on le trouve le plus souvent en musique ?

C’est une bonne question, qui sera peut-être débattue au concile de Trente à la fin du XVIe siècle. Car à la fin du XVe, et pendant tout la première moitié au moins du XVIe, on mélange allègrement les genres et l’on a absolument aucun état d’âme à faire chanter « Kyrie eleison » sur la musique d’une chanson à la limite de l’obscénité. Le mélange des genres n’est pas du tout choquant à l’époque.

 

On réinvente aussi le motet à ce moment-là…

Le motet a déjà une longue histoire, mais il se réinvente et, au XVe siècle, devient un genre sacré à part entière, et dominant, avec la messe. On retrouve dans ces motets le même genre de procédés de composition que dans les messes, en particulier celui du soggetto cavato.

 

Il peut y avoir aussi bien des motets sacrés que des motets profanes ?

Aux XIIIe et XIVe siècles, oui, mais ce n’est plus le cas aux XVe et XVIe  siècles, où le motet devient vraiment un genre sacré. Je citerai l’exemple du motet O socii durate d’Adrian Willaert, compositeur franco-flamand de la génération post-Josquin, au milieu du XVIe siècle. Il a mené l’essentiel de sa carrière en Italie, comme maître de chapelle à la basilique Saint-Marc de Venise. O socii durate est dédié à un cardinal de l’époque, Antoine Perrenot de Granvelle, dont la devise, « Durate » (c’est-à-dire « durez », « soyez patient », ou « persévérez ») est transformée en un motif musical par le procédé du soggetto cavato : ut fa ré.

 

 

Le soggetto cavato n’est donc jamais qu’un procédé d’écriture. Il n’y a pas de malice dans cette façon de faire rébus ?

En effet, c’est vraiment une technique de composition, de conception d’un ténor. Les messes polyphoniques des XVe et XVIe siècles sont souvent élaborées à partir d’un matériau musical préexistant : mélodie de plain-chant, motet ou chanson préexistants. Mais parfois les compositeurs s’appuient sur un matériau non musical, comme c’est le cas avec le soggetto cavato, qui s’appuie sur un nom, une phrase ou une devise.

 

Certains compositeurs signent parfois avec des notes de musique. C’est une pratique courante ?

En effet, il y a beaucoup d’exemples de signatures cryptées avec des signes musicaux dans les sources des XVe et XVIe siècles. On ne sait pas si c’était les copistes ou les compositeurs eux-mêmes qui s’amusaient à les intégrer, mais on en trouve un peu partout. Par exemple, l’attribution Guillaume Dufay est souvent indiquée avec la note fa pour Dufay, avec une petite portée et la note au milieu du nom. Il y a beaucoup d’autres exemples, comme Alexandre Agricola avec un la, Pierre De La Rue aussi, Matthaeus Pipelare avec la et , etc. C’est une manière pour le compositeur d’affirmer sa profession. Comme une sorte de blason musical, une manière de s’attribuer des armoiries musicales.

 

Sur l’ensemble de ce qui est musicalement produit à cette époque-là, les partitions à énigmes sont plutôt marginales ou majoritaires ?

Tout dépend des compositeurs et des genres musicaux. Mais dans la première moitié du XVIe siècle, chez les franco-flamands par exemple, c’est extrêmement répandu. Dans l’œuvre de Josquin Desprez, pratiquement toutes les messes comportent des canons, plus ou moins élaborés et complexes. Les rébus sont plus rares : si Josquin a expérimenté de nombreuses techniques qui s’en approchent, on en trouve assez peu chez ses contemporains. Mais ce qui m’intéresse dans ces techniques et procédés de composition, ce sont aussi leurs ramifications, le fait qu’ils ont des liens avec de multiples aspects de la société et la culture de la Renaissance.

[…] il y a des poèmes en rébus, des prières en rébus, des épitaphes en rébus.

On a évoqué l’héraldique, les devises et blasons, les monogrammes et signatures, mais on pourrait parler des enseignes des boutiques, des marques d’imprimeur, des emblèmes poétiques, et de toutes sortes d’autres choses. Le rébus est un procédé présent en quelque sorte tout au long de la vie, et jusqu’à la mort : il y a des poèmes en rébus, des prières en rébus, des épitaphes en rébus.

 

Qu’est-ce que serait l’équivalent à cette époque-là, en musique, des joutes et disputes oratoires ?

Il y a beaucoup d’échanges entre les compositeurs de cette époque-là, qui n’arrêtent pas de se citer, de se reprendre, d’écrire des pièces sur les mêmes textes, de s’emprunter leurs chansons pour en faire des messes, etc. Beaucoup de phénomènes d’intertextualité, de réemplois, avec des pièces polyphoniques ou des ténors de pièces déjà composées. Toute cette émulation et ces emprunts pourraient être une réponse à votre question.

 

On est dans un monde où faire de la musique, c’est aussi toujours un peu répondre à la musique des autres ?

En quelque sorte oui. Il faut avoir en tête aussi que tous les compositeurs que l’on a cités, ou presque, étaient également chanteurs. Ce sont des gens qui pratiquent la musique, qui chantent dans la chapelle de tel personnage puissant, d’un duc ou d’un roi, ou dans celle d’un centre religieux important. Ils sont en contact les uns avec les autres, pratiquent ensemble le contrepoint improvisé. Il y avait donc une vigueur du langage musical, et de la pratique de la composition, qui se sont peut-être perdus dans les siècles qui suivent, ou qui du moins ont dû changer de forme.

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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