hypnose
Métaclassique : hypnotiser, avec Hélène Tysman et Céline Frigau Manning
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De l’imaginaire musical par l’hypnose

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Dans cet épisode de Métaclassique, David Christoffel invite à dialoguer l’historienne de l’hypnose musicale Céline Frigau Manning, qui prépare un ouvrage aux Presses du réel qui retrace les liens qui se tissent au XIXe siècle entre hypnose et musique, et la pianiste et hypnothérapeute Hélène Tysman, qui co-anime avec la violoniste et hypnotiseuse Anne-Hélène Chevrette, des ateliers d’hypnose pour les musiciens. 

 

Extraits tirés de l’émission Métaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

 

Céline Frigau Manning : Je trouve avant tout fascinante la double identité d’Hélène, pianiste et praticienne d’hypnose. Et j’aimerais savoir comment elle s’est construite.

Hélène Tysman : Ce qui m’anime, c’est de toujours revenir à la source, au noyau du noyau. Puis de lier les choses les unes avec les autres. Pour moi, il y a une trame au début de tout, peut-être invisible d’abord, mais qui se perçoit peu à peu. En accompagnant par l’hypnose, je découvre de plus en plus qui influence qui. Une question me revient toujours dans l’expérience du concert : est-ce le public qui m’influence, ou est-ce que c’est moi qui influence le public ? Pour moi la musique est en soi une induction hypnotique, c’est une transe, et elle raconte une histoire. Mais quelle est votre histoire ? Le soliste peut apparaître comme tout-puissant, comme une sorte de superstar, qui arrive avec son histoire. Mais chacun va recevoir la musique avec son histoire, en ressentir la résonance comme dans une séance d’hypnose. Car chacun est porteur d’une mémoire, d’une vérité et d’une sensibilité personnelles. 

C.F.M. Tu demandes qui influence qui. Mais quid de l’instrument ? Le piano lui-même n’est-il pas tout-puissant, dans sa présence matérielle, symbolique, dans ce qu’il dérobe au regard de ses mécanismes cachés et dans ce qu’il offre à la vue ? En vertu de sa taille, de son aspect satiné, magnétique, le piano n’est-il pas aussi peut-être une sorte d’aimant ? 

H. T. On peut utiliser le piano comme un meuble, le trouver très beau, être fasciné par l’objet. Mais quand on est musicien instrumentiste, c’est avant tout un instrument. Comme les chaussons de danse pour des danseurs. Le lien est fort, certes, mais cela reste un outil. Une violoniste à qui j’avais déjà fait quelques séances d’hypnose me disait récemment qu’elle se sentait plus en paix avec son instrument. Je lui ai demandé : « Mais ressens-tu aussi l’amour du violon pour toi ? » Cela l’a plongée dans une profonde rêverie… Un instrumentiste peut se dire : « Mon piano aussi peut me renvoyer cet amour », comme lorsqu’on se promène dans un parc, en état de grande sensibilité, de forte réceptivité, et qu’on a l’impression que les arbres nous envoient de l’amour. J’ajouterai que personnellement, je me sens être un instrument. Mon corps est un instrument. La musique est un instrument. L’instrument est un instrument. Ces instruments permettent de connecter l’impalpable, de créer le magnétisme, et de faire l’expérience que font de très grands méditants, quand le vide se fait. Je trouve que c’est très proche de l’hypnose.

Hélène Tysman
Hélène Tysman © Lou Sarda

C. F. M. Tu renverses aussi la dimension instrumentale. Le médecin-hypnotiste Henri-Étienne Beaunis disait, en 1886, qu’hypnotiser, c’est « jouer de l’âme humaine comme on joue d’un instrument ». Ce qui est intéressant dans cette idée de faire la paix avec son instrument, c’est que l’instrument aussi peut faire la paix avec l’instrumentiste, lui renvoyer cet amour.

H. T. J’en parle beaucoup en séance d’hypnose, avec des musiciens ou des non-musiciens. Nous sommes les tous premiers instruments, et nous n’avons pas toujours appris à nous accorder. Nous n’avons pas vraiment conscience de toutes les vibrations qui nous traversent. Les méditants parlent souvent de la colonne vertébrale comme d’un pilier qui fait le lien entre la terre et le ciel. Un jour, je me suis rendue compte que c’était comme le manche d’un violoncelle, d’un violon, ou la table d’harmonie du piano. Cette ossature est aussi à l’intérieur de nous. Chacun de nous est un instrument unique.

H. T. Cette discussion réaffirme la sensibilité comme puissance d’être, celle qui nous relie profondément au cœur. On parle beaucoup de l’hypersensibilité comme s’il s’agissait d’un handicap, et les artistes sont en première ligne à cet égard. Beaucoup de musiciens viennent me voir, et me demandent comment avoir l’air plus « solides » devant un jury. Mais plus vous refusez votre vulnérabilité, plus ce sera de l’énergie en lutte, bloquée, empêchée. Cela me renvoie à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, par exemple à la musique de Scriabine, on ne peut plus hypnotisante, fruit d’une immense sensibilité. À celle de Chopin aussi, parmi les êtres considérés comme les plus hypersensibles. Peut-être pourrais-tu nous en dire plus, sur cette époque, concernant l’art et la transe ?

[…] la question de l’hypersensibilité passionne au XIXe siècle, en particulier dans le corps médical.

C. F. M. Effectivement, la question de l’hypersensibilité passionne au XIXe siècle, en particulier dans le corps médical. Avant de parler d’hypersensibilité, les médecins parlent de grands nerveux. Berlioz en est un cas d’école, qui pour s’autoanalyser recourt à tous les termes de la médecine nerveuse, en pleine expansion depuis la fin du XVIIIe siècle. L’approche du musicien est souvent pathologisante. Pourquoi est-il si virtuose, si talentueux ? Parce que c’est un être sombre, grave, souffrant. C’est la version musicale et médicalisée de l’artiste maudit. Se trouvent ainsi réinvestis des mythes cliniques qui sont eux-mêmes infusés de littérature et d’art. Entre le monde des sciences et celui de l’art ne se joue donc pas qu’un rapport d’influence unilatérale ; les deux mondes entretiennent un dialogue réciproque, où circulent et se modèlent activement de mêmes catégories. 

H. T. Est-ce également l’interprétation des médecins au XIXe siècle, ou est-ce notre vision moderne ?

C. F. M. Sur la question de la sensibilité, il y a de fait beaucoup de littérature scientifique, qui se développe autour de figures de compositeurs précis. On y observe une tension entre, d’une part, une vision transcendante de la musique, avec des discours sur les pouvoirs de « la » musique (discours qui remontent à l’Antiquité), et d’autre part, la volonté de comprendre quel type de musique produit quel type d’effet, avec le souhait d’adapter des traitements en termes de dose, de répertoires, selon qu’il s’agit d’un être très sensible (qu’il ne faudra pas exposer à la musique de Wagner !), ou de trop inerte (auquel il faudra donc du Rossini !). Cette réflexion s’appuie d’abord sur des différenciations très génériques entre musique militaire, musique de danse, musique religieuse, etc., et puis s’affine au long du siècle, pour arriver à des expériences hypnotiques spécifiques où l’on incorpore telle pièce plutôt qu’une autre. Je n’ai pas croisé Scriabine dans ces textes, mais Chopin est l’un des compositeurs les plus fréquemment convoqués, aussi bien dans les séances d’hypnose mêmes que dans les observations cliniques. Il est présent par exemple dans le texte de Charcot et de son confrère Magnan sur « l’inversion du sens génital », autrement dit sur l’homosexualité, fondé sur le cas d’un homme aussi cultivé que mélomane, particulièrement féru de Chopin ainsi que de Gounod, Delibes et Massenet. Je pense aussi au cas observé par Ernest Dupré et Marcel Nathan en 1911, d’une femme considérée comme hystérique, et dont les crises sont déclenchées par l’audition de la Marche funèbre de Chopin. Cette femme mourra d’ailleurs de la tuberculose, rejoignant Chopin dans son destin funeste.

 

 

Mais que fait le médecin lorsqu’il déclenche les crises de ses patients sous hypnose, comme le fait Charcot à la Salpêtrière ? Le caractère médical et scientifique de l’observation se fonde à l’époque avant tout sur sa répétabilité. Le médecin répète donc l’expérience, et c’est parce qu’il la répète qu’il la raffine, l’améliore mais aussi l’interprète. Le médecin se retrouve ainsi lui-même en position de chef d’orchestre, donnant à entendre son patient sous hypnose, qui devient alors son interprète fétiche.

C.F. M. Dans ta pratique de l’hypnose, tu t’adresses au musicien. Mais est-ce que tu utilises toi-même la musique ? Ou leur musique, c’est-à-dire le répertoire qu’ils travaillent ?

H. T. C’est une belle question, car cet aspect est vraiment en devenir dans ma pratique. En tant que musicienne, j’ai à cœur que la musique devienne une médecine. J’envisage de plus en plus de faire entendre de la musique à une personne non musicienne qui viendrait pour une séance d’hypnose à proprement parler. Mais je n’ai pas encore franchi le pas, car il faut que ce soit vraiment incarné. Avec des musiciens, c’est différent, car leur oreille est formée. La vibration, la musique sont déjà très présentes. Et je n’ai qu’une seule envie, c’est de les ramener à eux, en tant que premier instrument, à ce qu’il y a avant la note, avant le son. C’est très beau de voir la relation d’un musicien avec la musique, on sent que c’est une nécessité existentielle. Mais cela peut dégénérer aussi dans une peur de la légitimité, de la performance. S’il m’arrive de faire intervenir l’instrument, c’est davantage pour des questions d’ancrage corporel, de geste. Mais il faut d’abord partir de soi. Car être immédiatement en prise avec l’instrument peut aussi être une fuite. Raison pour laquelle, justement, cette réflexion sur soi est nécessaire. La question de l’art et particulièrement la musique comme quête de vérité avant toute chose est aussi un cheminement qui me parle, à l’image encore une fois des samouraïs ou des chamans jusque dans leurs transes.

C. F. M. Il me semble très intéressant que pour l’instant, tu n’aies pas intégré la musique, en tant que son, dans ta pratique de l’hypnose. Beaucoup s’intéressent au son dans l’hypnose, d’après une approche inspirée notamment des Sound Studies, mais ce faisant la musique tend à se limiter à cette dimension sonore. En croyant explorer un champ, on réduit alors les questions que les observateurs du XIXe siècle, eux, ouvraient largement. Raison pour laquelle je trouve aussi intéressant que le compositeur mort puisse être en présence, alimentant un imaginaire de la musique très puissant. C’est encore à ce dernier – par-delà la simple dimension sonore – que se rattache la fascination pour le piano, si présent dans les salons de l’époque, sorte d’orgue en miniature.

Ce qui me fascine particulièrement dans les expériences associant l’hypnose et la musique, c’est que la musique ne vaut pas seulement comme son, mais davantage encore pour l’imaginaire qui se déploie autour d’elle.

Nanette Leroux par exemple, patiente favorite sujet favori du docteur Antoine Despine pendant des années, qui la traite par l’hypnose combinée notamment à la balnéothérapie, n’avait jamais vu de piano. La première fois qu’elle en voit un dans un salon, elle est fascinée par l’objet, sans y avoir été préparée, sans avoir hérité socialement de cette fascination. Despine lui dit que l’on joue du piano comme d’un orgue. L’instrument est donc immédiatement relié, dans sa version laïque, à une dimension hautement spirituelle. Ce qui me fascine particulièrement dans les expériences associant l’hypnose et la musique, c’est que la musique ne vaut pas seulement comme son, mais davantage encore pour l’imaginaire qui se déploie autour d’elle. L’hypnose révèle autant qu’elle alimente cet imaginaire.

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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