Métaclassique, une émission animée par David Christoffel
Métaclassique, une émission animée par David Christoffel
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Emission Métaclassique : Onduler

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Il y a 100 ans, un ingénieur radio russe, un dénommé Léon Theremin – par ailleurs violoncelliste – créait un détecteur de présence devenu instrument de musique : d’abord appelé étherphone, avant de prendre le nom de son inventeur. Mais qui était Léon Theremin ? Pourquoi le thérémine est-il devenu mythique ? Qui sont ceux qui en jouent encore aujourd’hui ?
Dans son émission Métaclassique « Onduler », David Christoffel reçoit Laurent de Wilde, auteur du livre Les fous du son (Folio, 2019) et les théréministes Grégoire Blanc et Coralie Ehinger.

 

 

Extraits choisis

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon) 

 

David Christoffel : Laurent de Wilde, vous semblez surpris de la rapidité de l’évolution des technologies sonores. En 1876 on invente le téléphone, et dès 1912, a lieu la première amplification d’un signal…

L. d. W. : Oui, je suis d’autant plus surpris que le rapport aux sons, jusqu’à ce moment-là, était incroyablement ignorant, malgré les grands progrès de la science. On peut s’étonner plus encore de l’invention du phonographe, par Charles Cros et Thomas Edison. Le phonographe enregistre le son sur un support gravable, c’est d’une simplicité mécanique déconcertante. Je ne comprends pas pourquoi Léonard de Vinci ne l’a pas inventé, c’était dans ses cordes ! On ne s’en rend plus compte, mais entre 1880 et 1910, ont été inventés les paradigmes de la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. L’aéroplane, l’électricité, le téléphone, le moteur à explosion, et j’en passe.

Les fous du son, par Laurent de Wilde
Les fous du son, par Laurent de Wilde

Du reste, avant de s’appeler thérémine, l’instrument que nous allons évoquer s’appelait « étherphone ».

L. d. W. : Oui, c’est Lev Termen, Léon Theremin en français, qui en est l’inventeur. C’est un scientifique, il s’enthousiasme pour la radio, comme tous ses contemporains. Il n’a pas tout à fait encore sa vocation d’« inventeur ». À peine a-t-il été diplômé que son pays est devenu l’URSS. Les règles ont changé, les sujets de recherche aussi. C’est très compliqué d’être inventeur en URSS, malgré le soutien de Lénine, qui fera faire à Theremin une sorte de tournée de propagande, pour glorifier le communisme. Car, selon la propre formule de Lénine, le socialisme c’est les soviets, plus l’électricité. Et en électricité, Theremin en connait un bout ! Mais, effectivement, il n’a pas pensé tout de suite à déposer un nom pour son instrument. Celui-ci a eu plusieurs noms, selon les époques, comme « termenvox » ou « etherwave »… C’est un peu par défaut qu’il s’appelle « thérémine » aujourd’hui.

 

A-t-il vraiment cent ans, cet instrument ? C’est vers 1919-1920 que cela se fixe, mais au départ, ce n’est pas tant un instrument de musique qu’un détecteur de présence ?

L. d. W. : Cet instrument est le fruit d’une constatation. La radio est en train d’être inventée, on n’est pas encore sûr du meilleur moyen d’émettre et de recevoir. C’est l’époque des postes à galène, avec toutes leurs interférences. Theremin, qui y travaille dans un laboratoire, se rend compte qu’il y a des interférences précisément quand il passe devant le récepteur radio. C’est le corps humain qui, en quelque sorte, perturbe les ondes radio et le récepteur, ce qui produit un sifflement.

Theremin, qui y travaille dans un laboratoire, se rend compte qu’il y a des interférences précisément quand il passe devant le récepteur radio.

N’importe quel ingénieur aurait cherché à éliminer ce sifflement. Mais Theremin, qui est un violoncelliste et un esprit libre, se dit qu’il veut plutôt contrôler ces interférences. Il perce le mystère, à savoir la « capacitance » du corps humain – pour reprendre un terme d’électricité. La première application à laquelle il pense, c’est le rayon d’ondes électromagnétiques qui produit une sonnerie quand on le traverse. Bon exemple de la double facette de Theremin, qui est pragmatique et qui sait qu’il veut inventer des choses. Il utilise en effet sa découverte, à la fois pour une application pratique, le détecteur de présence, et une application artistique, l’instrument génial qu’il a légué à l’humanité, et qui porte maintenant son nom.

 

Comment se joue le thérémine ?

L. d. W. : C’est assez impressionnant d’en voir jouer. La position de l’interprète est un peu celle d’un chef d’orchestre, avec la main droite qui avance et recule par rapport à l’antenne verticale, pour définir la hauteur du son, et la main gauche qui monte et descend, comme en coupelle, pour contrôler l’attaque ou le volume. Quand les deux mains jouent, c’est gracieux et hiératique, et le son produit est littéralement le son de l’éther, ce sont les ondes électromagnétiques qui se déploient. On ne touche rien, c’est juste une question de proximité, c’est un son de l’espace. Il peut évoquer celui d’une scie musicale, et pousse en tout cas à la rêverie. 

 

Grégoire Blanc, vous avez commencé par la scie musicale ou le thérémine ?

G. B. : Mon parcours musical a commencé avec le violoncelle. Beaucoup de théréministes ont commencé par un instrument à cordes, ce n’est pas un hasard. C’est vers l’âge de 16 ans que j’ai découvert l’existence du thérémine, quand un prof de physique nous l’a présenté en cours. J’ai été curieux, et je me suis lancé. La scie musicale est arrivée après, car on me disait justement que les deux instruments étaient proches. J’avais l’impression de ne pas pouvoir maîtriser l’un sans essayer l’autre.

 

Cela aide vraiment, de jouer de la scie musicale, pour mieux jouer du thérémine ?

G. B. : Il y a une proximité des deux instruments, avec leur chant continu. Sauf qu’au thérémine, on approche la main droite de l’antenne pour obtenir des notes plus aiguës, alors qu’à la scie musicale, on plie la lame.

 

Y aurait-il un profil psychologique du théréministe, des traits de caractère récurrents ? 

G. B. : Je pense qu’il y a chez tout théréministe un brin de folie. Il faut être un peu marginal pour se lancer avec un tel instrument, considéré depuis ses débuts comme un gadget musical. Et quand on veut avoir une approche vraiment musicale, il faut vraiment s’accrocher. Le thérémine attire beaucoup de gens étonnants. J’ai parfois des demandes de cours de la part de voyantes, ou d’autres personnes aux profils atypiques, fascinées par l’aspect un peu magique de l’instrument, par le fait qu’on en joue dans le vide, et avec des ondes électromagnétiques.

 

Il y a aussi la question des choix de répertoire. L’un des premiers airs que joue Theremin, c’est Le Cygne de Saint-Saëns, avec une mélancolie qui se pose là. Mais c’est d’abord parce que c’est une pièce pour violoncelle qu’il maîtrise, n’est-ce pas ? Ou alors, s’agit-il d’accorder une légitimité à l’instrument, en lui attribuant un répertoire directement issu du canon académique ?

G. B. : Cette question de la légitimité est très intéressante. D’abord, quand Theremin a inventé son instrument, les premières pièces qu’il a jouées avec étaient probablement, en effet, celles qu’il jouait au violoncelle. Le Cygne et une Étude de Scriabine, notamment. Puis, c’est Clara Rockmore, lituanienne d’origine et pionnière du thérémine dans les années 1930, qui lui a vraiment donné ses lettres de noblesse. À l’origine violoniste, elle avait rencontré Theremin à l’occasion de l’une de ses démonstrations. Elle s’est lancée dans l’instrument immédiatement, en tant que musicienne classique, avec beaucoup de rigueur. Elle a enrichi le répertoire du thérémine de beaucoup de transcription de pièces classiques. Aujourd’hui encore, quand on joue du thérémine sérieusement, c’est avant tout le répertoire classique que l’on essaye d’aborder.

C’est Clara Rockmore, lituanienne d’origine et pionnière du thérémine dans les années 1930, qui lui a vraiment donné ses lettres de noblesse.

Il y a cette tendance d’une quête de légitimité, pour le thérémine, qui est encore d’actualité, pour compenser son image de gadget musical que j’évoquais. Aujourd’hui, dans n’importe quel magasin de musique, le thérémine est catalogué comme synthétiseur, et peut être vendu aussi comme outil permettant de contrôler des synthétiseurs. Mais tout le monde ne fait pas cela avec goût et talent, Coralie Ehinger est un peu une exception à ce titre, car elle mène vraiment une recherche extraordinaire. Mais lorsque le thérémine est utilisé comme effet sonore, pour faire du bruit, c’est un peu limité, et cela renforce son image de gadget. Dans la communauté du thérémine, on essaye de faire appel à des compositeurs contemporains pour développer le répertoire, on essaye de participer à des musiques de films. Le thérémine a sa place dans beaucoup de répertoires. J’aimerais moi-même m’évader un peu du répertoire classique et je m’investis en ce moment dans cette démarche.

 

Laurent de Wilde, pouvez-vous nous brosser un panorama des inventions autour du thérémine ? Car il y a plusieurs versions de l’instrument, au point que Theremin, je crois, organisait des soirées, lors desquelles il présentait ses inventions. Il y avait notamment le thérémine-violoncelle, le thérémine-clavier… Quelle est la différence ?

L. d. W. : La différence réside dans la façon de produire les sons. Vous avez fait référence à ce concert désastreux du 1er avril 1934, qui a en fait scellé la déchéance de Theremin. Il avait apporté, sur la scène du Carnegie Hall, plus d’une douzaine de déclinaisons différentes du thérémine. Il y a le thérémine classique, qui se joue comme je l’ai déjà décrit. Il y a le thérémine-violoncelle : l’instrument n’a pas de cordes, mais c’est la position du doigt sur la touche, pareille à celle d’un violoncelle, qui crée le son électroniquement. Il y a le thérémine-clavier, proche des ondes Martenot, mais moins complexe. 

 

Si ce n’est que ce thérémine-clavier est presque un synthétiseur, puisqu’on peut en changer le timbre, et imiter des instruments de l’orchestre.

Jusqu’à une certaine limite, oui. Les ondes Martenot sont indéniablement plus abouties, mais Martenot a passé sa vie à perfectionner son système. Pour continuer dans les déclinaisons de thérémines, il y a aussi celui, génial, comportant une plaque magnétique sur laquelle se trouve une danseuse, dont les mouvements créent la hauteur du son : le Terpsitone. Il y a donc une invention tous azimuts.

 

Ce dernier instrument est celui que l’on appelle le rhythmicon ?

L. d. W. : Le rhythmicon, c’est encore autre chose. Cet instrument, qui n’était probablement pas sur la scène du Carnegie Hall le 1er avril 1934, permet de créer des boucles rythmiques synthétiques à sept niveaux, et de les combiner les unes avec les autres. C’est un concept assez génial.

 

Coralie Ehinger, qu’est-ce que le matryomin ?

C. E. : Le matryomin est une invention du théréministe japonais Masami Takeuchi. Il a en fait placé un thérémine à l’intérieur d’un boîtier en forme de matriochka, en l’honneur du pays d’origine du thérémine, la Russie. Quand je dis « thérémine », il s’agit en fait d’un thérémine simplifié, puisqu’on ne peut pas contrôler son volume. Il ne possède qu’une antenne, celle qui permet de contrôler la hauteur de la note. L’expression musicale est donc simplifiée. Cet instrument peut être une première étape vers l’apprentissage du thérémine.

On peut jouer seul ou à plusieurs, et il est vrai qu’au Japon, c’est devenu une véritable institution. C’est peut-être lié à la culture japonaise, dans laquelle les gens aiment se retrouver, et jouer ensemble du matryomin, à plusieurs voix, en canon. C’est toujours assez grandiose et spectaculaire de voir cela en concert. Ils sont tous habillés pareil, et utilisent un stéthoscope médical, dans une oreille, en guise de retour sonore, tout en gardant l’autre oreille libre d’entendre ce qu’ils jouent en groupe.

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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