Imri Talgam
Imri Talgam © Fondation Royaumont

Esprit farceur et exaltation : de Schumann à Nancarrow avec Imri Talgam


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Au Festival de Royaumont, nous sommes allés écouter le pianiste Imri Talgam, 1er prix 2014 du Concours International d’Orléans, dans un programme autour du piano et de ses étonnantes possibilités sonores.

 

Le pianiste monte sur scène. Il s’assoit sur le tabouret en face du piano à queue. Il ouvre la partition, prend un moment pour se concentrer et commence à jouer.
Un silence glacial envahit la salle. Les mains du pianiste descendent habilement sur les touches, mais au lieu de notes pleines et résonnantes, des sonorités bizarres et inusités sortent de l’instrument.
Que se passe-t-il ? Qui a saboté le piano ?

En 1940, John Cage reçut une commande pour ensemble de percussions de la part de la chorégraphe Syvilla Fort. Finalement, la salle étant trop petite pour accueillir un groupe de musiciens, le compositeur dut réfléchir à une autre solution pour produire le même effet. En prenant comme modèle les expérimentations de Henry Cowell, pionnier dans l’utilisation du piano en tant qu’instrument à cordes à manipuler de l’intérieur, Cage décida de transformer le piano lui-même en ensemble de percussions, en y introduisant des objets afin d’en modifier la sonorité.

C’est ainsi qu’est née Bacchanale, cette œuvre dont la partition comporte une première page assez étonnante : une liste faisant correspondre à des notes des objets précis, à positionner à une distance donnée du début de la table d’harmonie.
Afin de jouer la pièce, le pianiste devra donc « préparer » le piano avant de le jouer, en encastrant entre ses cordes des vis, des boulons, des écrous, des morceaux de carton et des aimants, en s’aidant avec une règle pour les placer au bon endroit.

Voilà ce que le pianiste Imri Talgam a proposé aux spectateurs dans un atelier pré-concert, pour préparer son piano afin d’y jouer Simata de Georges Aperghis.
La préparation laissée libre par le compositeur, le public s’est donc amusé à « décorer » les cordes du piano d’objets divers et variés, sans se soucier d’aucune contrainte. Il a ainsi pu découvrir de lui-même les changements apportés au son de l’instrument (des changements de hauteur et de timbre aux effets métalliques ou de vibration), et contribuer activement à l’interprétation de la pièce.

Le jeune pianiste israélien, en jouant la pièce avant et après la préparation, a expliqué comment ces nouvelles sonorités permettent à cette musique répétitive de se désémantiser et d’en modifier la perception dans le temps.

Imri Talgam pendant l'atelier de "préparation" du piano
Imri Talgam pendant l’atelier de « préparation » du piano © Fondation Royaumont

L’artiste peut enfin commencer son récital au programme ambitieux et techniquement demandeur, autour de l' »humoresque ». Ce terme n’est pas facilement traduisible en français, comme expliquait Schumann dans sa correspondance : “ … il est bien malheureux que votre langue n’ait pas de mot exact pour rendre justement deux particularités aussi enracinées dans la nationalité allemande que l’exaltation du rêve et l’humour : lequel est précisément un mélange heureux d’exaltation et d’esprit farceur ».

C’est donc cette alternance qui réunit les pièces au programme, qui vont de la fantaisie changeante de l’œuvre de Schumann (Humoreske op. 20) aux imprévisibles Deux Esquisses de Honegger, jusqu’aux architectures intriquées et imbriquées des études de Ligeti et de Nancarrow.

Un choix très cohérent si l’on pense que la musique de ce dernier — connu pour être l’inventeur du piano mécanique, un dispositif imaginé pour étendre les possibilités de l’instrument au-delà des capacités physiques des pianistes — fut découverte par Ligeti.

Les Trois études de Ligeti, qui clôturent le concert, sont le résultat de sa fascination pour la théorie du chaos. On retrouve l’ordre et le désordre de l’étude n°1, basé sur une mélodie populaire hongroise, où chaque main suit des rythmes et des gammes différentes (diatonique et pentatonique), en générant un effet de chaos maîtrisé.
Puis il y a la complexification du rythme de Fanfares, où droite et gauche s’échangent mélodie et accompagnement. Pour finir, dans L’Automne de Varsovie (en référence au festival de musique ou contemporaine homonyme), des accumulations amènent vers un climax qui apparaît inévitable, mais qui finalement s’effondre dans le chaos.

Talgam parcourt ce programme, en étant précis comme un piano mécanique et vif comme un piano préparé. Ce n’est pas étonnant que ce formidable artiste ait été 1er prix 2014 du Concours International d’Orléans, qui chaque année récompense les meilleurs interprètes de musique contemporaine.

Le public, de son côté, fait preuve de curiosité et d’ouverture. Il se laisse transporter et émerveiller par les structures intriquées des pièces, avec le petit plaisir de connaître le secret des étranges bruits provenant du piano !

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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