Métaclassique Trahir
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Au-delà de l’examen des prises de position pour ou contre les mises en scène d’opéra, l’émission Metaclassique propose d’en détailler les enjeux avec le musicologue Jean-Jacques Nattiez, auteur de l’essai Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra (Vrin, collection MusicologieS, 2019).

 

 

Extraits tirés de l’émission Métaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

 

En 2007, aux éditions L’Harmattan, Jean Goury a publié l’essai, ouvertement alarmiste, C’est l’opéra qu’on assassine ! Aucun suspense quant à l’auteur du crime, le coupable est tout trouvé : c’est le metteur en scène. Et comme Goury considère que l’opéra est, de toute façon, un genre mort, l’assassinat est tout relatif. Mais pour montrer qu’assassiner un genre mort n’est même pas très créatif, il montre que les metteurs en scène opèrent leur geste de désacralisation en suivant des règles sempiternelles, qu’il présente ironiquement comme une liste de dix commandements : 1 La musique tu ignoreras. 2. Le livret tu ne suivras pas. 3. L’époque tu changeras. 4. Le crapoteux tu privilégieras. 5. Le nu tu montreras. 6. Aux décors et aux costumes tu t’en remettras. 7. De cohérence tu ne t’embarrasseras pas. 8. À diriger les acteurs tu ne te fatigueras pas. 9. Les idéologies totalitaires tu évoqueras. 10. La confusion tu entretiendras. Comme une part importante du public de l’opéra, qui n’hésite pas à huer les metteurs en scène trop modernistes à son goût, Goury prône le respect des intentions des compositeurs. 

Jean-Jacques Nattiez est l'auteur d’un essai : "Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra" publié dans la collection Musicologies des éditions Vrin.
Jean-Jacques Nattiez est l’auteur d’un essai : « Fidélité et infidélité dans les mises en scène d’opéra » publié dans la collection Musicologies des éditions Vrin.

David Christoffel : Considérons l’adaptation cinématographique que Bergman a donnée de La Flûte enchantée. Bergman fait un film, mais on n’oublie pas que c’est un opéra. Il est difficile de dire qu’il reste fidèle à Mozart, mais on ne le juge pas tellement infidèle non plus. Jean-Jacques Nattiez, est-ce parce que le changement de médium permet le respect du genre ?

Absolument. Petit à petit, la caméra pénètre l’univers évoqué par l’œuvre, mais Bergman a réussi ce tour de force de mettre le spectateur du film dans la position du spectateur dans la salle d’opéra. 

 

On reproche parfois à la caméra de déplacer la performance du chanteur lyrique vers une performance d’acteur. Mais vous montrez que cette tension est bien antérieure à l’arrivée de la caméra. En 1873 déjà, Wagner voulait des artistes hybrides, à la fois acteurs et chanteurs.

Oui, et de l’expression allemande, « Sing-Schauspieler » que Wagner emploie dans son essai « Acteurs et chanteurs », j’ai tiré le néologisme en français de « chantacteur » : le chanteur d’opéra, conscient qu’il doit travailler comme un acteur, fait fusionner les deux fonctions, celles du chanteur et de l’acteur.

 

La question de la fidélité et de l’infidélité dans les mises en scène d’opéra a été soulevée dès le XIXe siècle, quand une première génération de wagnériens est devenue plus wagnérienne que Wagner, au point de lui désobéir. Vous citez notamment Adolphe Appia…

Je lui consacre un chapitre, car il a écrit un livre historique La musique et la mise en scène, dans lequel il avait, dès 1899, posé les éléments de base de la problématique. Au fond, il reprochait à Wagner d’être un compositeur d’avant-garde mais d’être resté trop fidèle à l’esthétique naturaliste de son époque, notamment dans les décors. Appia considérait que la scénographie des opéras de Wagner devait en quelque sorte devenir plus abstraite. Lui-même a fait des projets de mise en scène d’opéra de Wagner, et il a mis en scène Tristan et Isolde, L’Or du Rhin et La Walkyrie. En ce sens-là, il a été le premier défenseur d’une conception moderniste de la mise en scène.

 

Il est un théoricien de la mise en scène, mais aussi un réformateur, qui cherche presque à rivaliser avec Wagner lui-même. Il écrit : « Les drames de Wagner jouissent actuellement d’un succès extraordinaire, lequel, hélas, n’a pas grand-chose à voir avec les intentions du maître. » Il veut presque s’attribuer ces succès !

Oui, il a été le premier à théoriser la nécessité d’adapter les opéras de Wagner au contexte contemporain. On dispose d’une excellente édition critique de son livre, qui contient en particulier un florilège des critiques parues à la suite de ses productions. Et déjà, l’ensemble de ce qui se dit aujourd’hui sur la fidélité et l’infidélité dans les mises en scène d’opéra, est posé. 

 

Et c’est toujours au nom de Wagner qu’il essaye de dépasser Wagner. L’infidélité revendique la fidélité…

Comme je l’analyse dans mon livre, l’organisation sonore de l’œuvre est très stable d’une exécution et d’une époque à une autre du fait du statut de la partition dans la musique occidentale. Le texte du livret également. Au contraire, la dimension théâtrale, incarnée par les acteurs dirigés par les metteurs en scène, qu’il s’agisse d’une œuvre parlée ou chantée d’ailleurs, est nécessairement réactualisée à chaque représentation. Par conséquent, plus on s’éloigne du moment où l’œuvre a été créée, plus il va y avoir d’éléments nouveaux dans la manière de la représenter sur scène. Fatalement, le metteur en scène apparaît comme son re-créateur.

 

Le point commun entre les « infidèles » et les « fidèles », c’est qu’ils souffrent quoi qu’il en soit d’un biais de focalisation sur l’une des trois composantes !

C’est exact. Mon objectif dans ce livre a été de décortiquer ce que j’appelle le « jugement de fidélité » ou le « jugement d’infidélité ». Il s’agit de savoir à partir de quels éléments ces jugements sont portés. Toutes les critiques des productions d’opéra aujourd’hui portent majoritairement, le plus souvent, sur la fidélité ou l’infidélité du metteur en scène. Ce qui m’a frappé, c’est que les critiques portent un jugement sur l’ensemble de la production, en affirmant qu’elle est fidèle ou infidèle, alors qu’en réalité, quand on regarde le détail des argumentations, leurs jugements sont fondés sur des éléments particuliers, relevant à la fois de ce qui est montré sur la scène et de ce à quoi le critique renvoie dans la partition et dans le livret.

Petite philosophie des mises en scène d’opéra
Petite philosophie des mises en scène d’opéra de Dominique Catteau

Le cinquième des « dix commandements » de Jean Goury – nous en avons déjà traité certains – est : « Le nu tu montreras ». Un autre auteur s’agace de la présence récurrente de nu, Dominique Catteau, dont vous citez souvent le livre de 2012, Petite philosophie des mises en scène d’opéra. Catteau est choqué par exemple de voir Olivier Py engager un acteur de films X pour montrer un satyre en érection dans la « Bacchanale » de Tannhäuser, au Grand Théâtre de Genève, en 2005. Faut-il vraiment s’en offusquer ?  

Py n’a fait que prendre au pied de la lettre ce qu’écrit Wagner dans les didascalies de cette première scène de Tannhäuser où il est dit que les faunes sont surexcités. Il est allé chercher un acteur porno, tout en prévenant le public de ce qu’il allait voir. Je n’ai pas vu cette production, mais tant qu’à faire d’être fidèle à Wagner, il aurait pu aller plus loin. Pourquoi ne pas avoir mis dix acteurs pornos sur la scène ?! Je suis pour ma part très favorable à cette production de la Salomé de Richard Strauss à l’Opéra Bastille de 2006, et dans laquelle la soprano Catherine Nagelstad chante la danse des sept voiles entièrement nue au terme d’un strip-tease. J’en ai publié la photo d’un érotisme torride qui explique fort bien ce qui excite le désir d’Hérode. 

 

Dominique Catteau, lui, invoque carrément le Code pénal français, les articles 313-1 et L.213-1, du Code de la consommation, pour inciter les spectateurs floués à poursuivre les falsificateurs d’opéras !

Catteau soutient cette position selon laquelle on doit respecter de manière absolue les intentions du créateur. C’est vrai que beaucoup de gens sortent aujourd’hui de spectacles d’opéra scandalisés, pensant qu’ils devraient se faire rembourser car ils n’ont pas vu l’œuvre promise. Il y a même quelques cas d’ayant-droits des compositeurs ou des librettistes qui ont intenté des procès… Mais je voudrais bien voir des spectateurs faire de même et être amenés à énoncer devant un tribunal sur quels aspects ils fondent cette « falsification des intentions »…  

 

Il y a aussi les débats autour de la reconstitution des mises en scène originales de certains opéras. On a affaire là à des metteurs en scène en quête d’une fidélité impossible, même les reconstitutions les plus informées étant arbitraires dans le choix de leurs sources. Vous citez l’exemple du metteur en scène Bronislaw Horowicz, qui s’empare de sources du début du XVIIe siècle, constatant qu’à sept ans d’écart deux compositeurs italiens de l’époque en arrivent à des positions antagonistes : Giulio Caccini qui, en 1601, demande aux chanteurs de n’effectuer aucune mouvement, et Marco da Gagliano, qui dans la préface de sa Dafne de 1608,  demande à l’acteur de faire attention à ce que « chaque geste et chaque pas corresponde aux mouvements d’orchestres et de chants ».  

Ce qui prouve que cette problématique entre fidélité et infidélité est inhérente au genre de l’opéra. Il s’agit de mettre sur scène quelque chose qui n’est ni dans le livret, ni dans la partition, mais qui a une réalité en soi, avec les gestes des acteurs, des mouvements, des décors, etc. Une production d’opéra est un spectacle, et dès la première d’une œuvre, il s’agit d’une re-création, par rapport à la trace que le compositeur et le librettiste ont laissée.

Une production d’opéra est un spectacle, et dès la première d’une œuvre, il s’agit d’une re-création, par rapport à la trace que le compositeur et le librettiste ont laissée.

La musicologue Isabelle Moindrot parle de « recomposition créatrice » à propos d’une mise en scène du Prince Igor de Borodine par Tcherniakov.  

C’est une formulation que j’aime beaucoup. « Recomposition » car c’est une re-création de l’œuvre, et « créatrice » parce qu’il y a forcément des éléments nouveaux qui sont apportés et qui approfondissent le sens de l’œuvre. C’est toujours cette question de l’équilibre, de la tension, entre l’invention qui va au-delà de ce qui est dans le texte et ce qui s’en écarte complètement.

 

Le paradoxe, avec l’opéra baroque, c’est que l’on aboutit à des productions dans lesquelles on est beaucoup plus tolérant avec les anachronismes entre ce qui est présenté sur scène et avec ce qui se passe dans la fosse où l’on joue sur instruments d’époque.

Oui, c’est très curieux. William Christie, par exemple, admet fort bien l’inventivité des metteurs en scène alors qu’il a été l’un des chantres de l’interprétation musicale dite authentique sur instruments d’époque. Cela prouve bien qu’un opéra est fait d’au minimum deux objets de caractères sémiologiques différents, à savoir la partition musicale et son texte d’une part, et la mise en scène de l’autre.

 

Il y a aussi le cas des ouvrages que l’on rabote. Je citerai l’exemple extraordinaire de David Lefkowitz, qui en 2016, à l’Opéra de Montréal, a retiré le sextuor final de Don Giovanni.

Oui, et je cite à ce propos les analyses d’une collègue de Montréal, la musicologue Marie-Hélène Benoit-Otis. Elle montre que, quand on étudie les sources de la première de Don Giovanni, on voit qu’il n’y avait pas une grande stabilité quant à la façon de concevoir le finale de l’œuvre. Mais le spectateur n’est pas nécessairement un musicologue et on ne lui demande surtout pas de l’être. Or, j’insiste sur ce point, le procès en infidélité est instruit à partir de l’image que l’on se fait de l’œuvre. Et dans certains cas, comme celui que vous citez, on est loin de tout savoir. Le jugement d’infidélité à propos de cette production était donc mal venu. 

 

Certains ont dit que retirer ce sextuor final revenait à changer la sentence morale que reçoit le personnage de Don Giovanni. Cette sentence morale devient donc l’un des éléments de l’arbitrage entre fidélité et infidélité. Cela devient presque une question philosophique, avec d’un côté ceux qui idéalisent Don Giovanni le libertin, et de l’autre ceux qui s’agacent de le voir transformé en prédateur mortifère, comme dans la mise en scène de Michael Haneke.

On est ramenés là à un problème qui existe indépendamment de la mise en scène, et qui est le suivant : quelle signification donne-t-on à l’œuvre ?

 

…vous dites que l’on se situe là au niveau « poïétique », c’est-à-dire de l’exégèse des stratégies créatrices des auteurs. Olivier Py explique qu’il ne se met jamais dans la position de l’exégète, qu’il ne fait pas de relecture, encore moins de réécriture.

Ce n’est pas vrai et je lui donne tort.  

 

Vous voulez dire qu’il fait de la poïétique sans vouloir l’avouer ?

Absolument. J’ai beaucoup lu les écrits des metteurs en scène dont je parle dans mon bouquin et je m’autorise à montrer que leurs positions explicites, dans certains cas, ne tiennent pas la route du point de vue théorique par rapport à ce qu’ils ont fait.  Et Dieu sait, pourtant, qu’Olivier Py est un grand metteur en scène.

 

Cette perspective d’une vérité de l’œuvre, qui serait peut-être une vérité transcendantale que traduirait la poïétique, ne suffit pas à vous mettre d’accord avec Philippe Beaussant : pour lui, l’œuvre est une et indivisible.

Elle ne l’est pas, elle ne l’est jamais.

 

Du point de vue transcendantal, il me semble pourtant qu’elle l’est… Il y a un « quelque part » caché, où l’œuvre est une et indivisible. C’est de cela dont on se réclame quand on fonde une mise en scène sur la poïétique, non ?

C’est de cela dont on se réclame, oui, mais on s’aperçoit, quand on y regarde de plus près, que ce n’est pas ce qui se passe car on ne peut jamais prendre en charge le contenu de la totalité de la démarche poïétique. Le problème soulevé ici est celui de la globalité du jugement de fidélité. Ce jugement global, ou transcendantal comme vous venez de le dire, est en fait toujours formulé à partir d’éléments particuliers qui sont juxtaposé ou superposés. C’est pour cela que la formule de Beaussant, à mon avis, ne coïncide pas avec la réalité. En fait, le jugement de fidélité ou d’infidélité du spectateur est établi par rapport à ce qu’il croit être l’œuvre dans son essence. 

En fait, le jugement de fidélité ou d’infidélité du spectateur est établi par rapport à ce qu’il croit être l’œuvre dans son essence.

Finalement, cette « vérité absolue » de l’œuvre, même si tout le monde la reconnaît illusoire, reste un pôle dans le débat…

Tout le temps. Mais ce que je dis, c’est qu’aussi bien le travail du metteur en scène que le processus mental par lequel le spectateur porte ces jugements de fidélité ou d’infidélité sont, chacun de leur côté, une construction.

 

Il y a aussi la question de la « trivialisation ». Christoph Marthaler, dans un Tristan et Isolde qu’il a mis en scène à Bayreuth en 2005, fait quasiment du roman-photo, et ce faisant, démythifie l’ouvrage. Il y a là une désobéissance, précisément au niveau poïétique.

C’est volontaire chez lui. Certains metteurs en scène veulent désacraliser les œuvres. Moi qui suis un admirateur, comme beaucoup, de la grandeur de Tristan et Isolde, j’ai quelques difficultés avec cette attitude à l’égard d’un opéra qui, je crois, va traverser l’histoire de l’humanité….

 

C’est de la profanation ?

On en est proche, même s’il me faut accepte, par principe, que quelqu’un puisse détester Tristan. Mais prenons un contre-exemple. Quand Jonathan Miller montre l’air « La donna e mobile » de Verdi, non pas chanté par l’acteur sur scène, mais sortant d’un jukebox, il souligne le côté « tube » de cet air. Cela introduit une dimension critique quant à ce que sont les opéras de Verdi. Personnellement, cela ne me choque pas… peut-être car je n’aime pas vraiment les opéras de Verdi de cette période alors que j’apprécie beaucoup ceux de la fin de sa carrière. On est donc ramenés à une opinion esthétique qui, bien souvent, sous-tend les jugements de fidélité ou d’infidélité.

 

Il y a donc un présupposé : Tristan et Isolde est pour vous une œuvre qu’il ne faudrait pas désacraliser. Alors que, lorsqu’il s’agit de musique plus légère, c’est moins grave, comme dans du Offenbach ou le Candide de Bernstein. 

Effectivement, ma position peut être critiquée car elle repose sur la subjectivité du jugement esthétique mais je l’assume.  Lorsque, en 1962, au festival de Bayreuth, Wieland Wagner a fait mourir Isolde debout, il violait la lettre de la didascalie : « Comme transfigurée, Isolde s’affaisse doucement sur le corps de Tristan. » Mais en en prenant le contrepied, il mettait en scène de manière sublime l’idée de transfiguration. Je ne l’ai jamais oublié et les successeurs de Wieland Wagner non plus. Comme je l’écris à la fin de mon livre, « La fidélité totale et absolue n’existe pas. Seules peuvent être établies des fidélités locales ». Tout dépend du poids que l’on accorde aux composantes des jugements de fidélité et d’infidélité.

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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