Migrer : Emission Métaclassique
Migrer : Emission Métaclassique
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Du franchissement des vraies fausses frontières musicales

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David Christoffel reçoit Julie Oleksiak et Julien Labia, qui ont tous les deux contribué au dossier « Migrants musiciens » du 32e numéro des Cahiers d’ethnomusicologie, pour débattre des tensions qui traversent l’écoute de la musique, devant le fait de migrer. Des tensions que l’on pourrait faire remonter aux années 1880, à l’époque où les compositeurs s’inspiraient des musiques lointaines venues à Paris pour l’occasion des Expositions universelles, alors que la notion d’immigration commençait tout juste à faire l’objet de discours réglementaires, pendant qu’on inventait les papiers d’identité et le Code de la nationalité, respectivement en 1888 et 1889. 

 

Extraits tirés de l’émission Métaclassique

(Révision de cette transcription : Nicolas Southon)

 

 

Léo Delibes, mais aussi Debussy et Satie vont être influencés par ces musiciens qui viennent d’ailleurs, avec l’Exposition universelle de 1889. La circulation des mondes lointains dans la musique et l’exotisme, cela pourrait être un point de départ, Julie Oleksiak ? 1889, c’est aussi l’année du Code de la nationalité.

J. O. : C’est effectivement intéressant de revenir au siècle dernier pour rappeler que les questions de migration ne sont pas le propre de la seconde moitié du XXe et du début du XXIe siècle. D’après Gérard Noiriel, historien de l’immigration en France, le concept d’ « étranger » nait avec la Révolution et la création d’une communauté nationale de citoyen. Mais le grand « tournant » à lieu dans les années 1880, poussé par le développement de la bureaucratie, les besoins en main-d’œuvre, la Grande Dépression et l’émergence de débats autour des devoirs de ceux qui vivent sur le territoire national. En 1988 est créé le papier d’identité. La notion d’immigration en France est ainsi une invention intimement liée au développement des Etats-nations et à un souci de contrôle de l’identité. En parallèle, vous le rappelez avec l’Exposition universelle, les Etats sont en pleine expansion coloniale : ils sont en concurrence pour dominer les terres et populations lointaines, je vous rappelle la conférence de Berlin en 1884-1885 durant laquelle les puissances coloniales se « partagent » l’Afrique et établissent arbitrairement des frontières sur ce continent. Les Expositions universelles, qui ont inspiré tant d’artistes et de musiciens, sont alors les vitrines de cet impérialisme. Qu’on le veuille ou non, notre manière d’envisager les questions de migration aujourd’hui reste toujours liée à cette période.

Perspectives philosophiques sur les musiques actuelles
Perspectives philosophiques sur les musiques actuelles

Julien Labia, vous avez posé la question dans l’ouvrage collectif Perspectives philosophiques sur les musiques actuelles (dir. Clément Canonne, éd. Delatour, 2017) : « Est-il pertinent de parler d’authenticité pour la World Music ? »

J. L. La question de l’authenticité, pour penser les musiques du monde, m’apparaissait comme une sorte d’absurdité. Cela me paraissait leur appliquer un critère qui a été employé pour la musique savante, pour la musique notée. Ce qui m’a frappé, en creusant l’idée d’une authenticité des musiques du monde, c’est qu’elle glisse de l’œuvre au musicien. Ce qui compte n’est plus tellement que ce soit de la musique authentique du Mali, de Bali ou du Brésil, mais plutôt le rapport du musicien à cette musique. Finalement, « authenticité » se met à désigner, non plus tellement le caractère de la musique – authentique ou non –, mais le caractère de l’agent, lorsqu’il la joue : son rapport à cette culture musicale, la manière dont il s’en est imprégné, le fait qu’il ait fait le déplacement, qu’il se soit mis à jouer avec des musiciens d’une certaine culture, ou qu’il ait repris cette musique-là. C’est son attitude que nous qualifions d’authentique. L’idée serait d’imaginer cette authenticité, mais non en termes de propriété des œuvres, car on risquerait alors d’exposer la World Music à des critères esthétiques : pourquoi l’amplifier, pourquoi rajouter un dance beat, ou une flûte de pan sur une berceuse africaine ? Denis Laborde a soulevé cette question dans un texte important. Selon moi, si on réfléchit en termes de propriété, on retombe vite dans l’évaluation de la musique, et non dans sa description (comment est-elle faite ?), et cette évaluation va presque toujours faire tomber cette musique dans une catégorie commerciale, celle d’une sous-musique. Cela l’expose à un risque qui, à mon avis, peut être dangereux pour l’analyser.

 

 

Julia Labia, vous parlez du « rasoir de Ridley », en référence au musicologue Aaron Ridley, et vous comparez presque certaines World Music à de la « muzak », c’est-à-dire de la musique prise dans sa fonction sociale au point qu’on ne pourrait plus l’écouter au premier degré… mais que l’on continue à écouter, car c’est, quand même, de la musique.

J. L. C’est une vraie question, et je suis toujours gêné que des gens s’arrogent le droit de dire ce qui est de la musique et ce qui ne l’est pas. L’idée d’Aaron Ridley est un peu excessive. Dans l’article que je cite et discute, « Against Musical Ontology », publié en 2003 dans le Journal of Philosophy, Ridley s’en prend à l’appareil théorique de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’ontologie de la musique » : un ensemble d’outils par lequel on essaye d’établir ce qui permet d’affirmer que l’instanciation (ou l’interprétation, ou l’exécution, selon le terme que l’on préfère) d’une œuvre est bien une instanciation – une réalisation sonore exacte si l’on préfère – de cette œuvre-là. Cela pose de vrais problèmes, car avec la musique du monde, ou avec la musique folklorique, l’identification d’un original est souvent très compliquée, et cet original lui-même est souvent multiple. Et même lorsqu’il en existe des reconstitutions ou des transcriptions, ceux qui les ont réalisées insistent sur la nécessaire liberté de l’interprète.

Il y a eu des appels, en philosophie de la musique, pour renoncer au concept d’œuvre.

Cela évoque pour moi par exemple la troisième Sonate pour violon de Georges Enesco, partition extrêmement précise et contenant toutes sortes d’accents issus de la musique folklorique, notés méticuleusement : lorsque des interprètes la jouaient devant Enesco, il leur demandait pourquoi ils respectaient autant la partition ! Ce qu’il a écrit n’est pas l’œuvre telle que les musiciens doivent la jouer, c’est l’une des manières possibles de la jouer. Enesco demandait aux interprètes de s’inspirer de sa partition pour la recréer, avec leurs propres accents – suivant en cela la tradition folklorique dont il voulait nourrir sa musique. Ridley utilise des arguments proches pour établir que notre manière de reconnaître si ce qu’on entend est bien le morceau original est tellement plus simple, plus efficace, plus directe que ces critères passant par la présence de la partition sur lesquels l’ontologie de l’œuvre musicale s’est construite. Son argumentation n’est pas sans faiblesse mais il est important que cette tentative de déconstruction du système de l’ontologie de la musique existe. Il y a eu des appels, en philosophie de la musique, pour renoncer au concept d’œuvre.

32e numéro des Cahiers d’ethnomusicologie
32e numéro des Cahiers d’ethnomusicologie

Julie Oleksiak, vous avez exploré de l’intérieur le festival Villes des musiques du monde, en interrogeant ses acteurs. N’est-il pas étrange qu’ils aient utilisé le mot de « festival » ? Le fait de partir de l’éducation populaire devrait induire des réticences face à « l’évènementiel ».

J. O. Il y a des réticences, et ils se sont beaucoup interrogés à ce sujet. Ils avaient hésité un moment à appeler leur mobilisation « Rencontres ». Mais le problème, ce sont les catégories instituées – on tourne autour depuis le début de cette émission. Chacun a aussi besoin d’inscrire son action dans des repères partagés : le mot de festival parle à un grand public, à la presse, et à l’administration – et c’est important – qui va financer ces évènements. Mais Villes des musiques du monde est plus qu’un festival : ce sont des actions toute l’année dans des écoles, avec un concert final de 200 enfants sur scène, accompagnés de musiciens professionnels, ce sont des fabriques orchestrales, c’est le soutien à toute forme d’activité musicale ayant lieu sur le territoire, notamment l’orchestre et l’école des musiques arabo-andalouses El Mawsili, avec plus de 3000 élèves en 30 ans… il s’agit donc de réunir des villes, des associations, des habitants et de leur faire découvrir autre chose que ce à quoi ils s’attendent. Dans ces cas-là, le voyage peut être une métaphore intéressante, mais elle ne fait pas tout. C’est l’activité qu’il y a derrière qui est importante.

 

 

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Homme de lettre et de radio, David Christoffel compose des opéras parlés (récemment Echecs opératiques à l'Opéra de Rouen en 2018 et Consensus partium au Festival d'Automne à Paris en 2020), publie des essais sur la musique (La musique vous veut du bien aux PUF en 2018) et produit des émissions de radio, notamment la série Métaclassique.

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