Orphée © Pierre Grobois
Orphée © Pierre Grobois

Orphée et Eurydice à l’Opéra Comique : une bouleversante Marianne Crebassa

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Monter Orphée et Eurydice de Gluck, c’est d’abord choisir quelle version de l’œuvre on monte. Créé à Vienne en 1762 pour le castrat Gaetano Guadagni, Orfeo ed Euridice est d’abord un opéra en italien. Il est ensuite réécrit en 1774 dans une version française pour ténor, comprenant notamment plus de passages dansés. En 1859, Hector Berlioz, grand admirateur de Gluck, réadapte la partition pour la cantatrice Pauline Viardot, en croisant des éléments issus des deux versions précédentes. C’est cette version pour contralto, et en français, sur laquelle s’appuient Raphaël Pichon et ses musiciens.

Mais en réalité, c’est presque une 4e mouture qu’on entend ce soir puisque le chef d’orchestre a opéré deux modifications notables à chacune des extrémités de la partition. D’abord il substitue l’ouverture initiale par celle d’un ballet écrit par Gluck un an avant Orphée, Don Juan ou le Festin de Pierre, afin de présenter l’œuvre, dès son commencement, sous un jour plus tragique.

Et puis la fin… L’opéra de Gluck, en dépit du mythe originel, présente en principe une fin heureuse où Eurydice est définitivement rendue à Orphée. Une convention d’époque qui bouscule la mythologie ? Certes. Et entre tordre le mythe ou tordre la partition, Raphaël Pichon choisit la seconde solution en restituant à l’intrigue sa conclusion tragique, au motif que c’est probablement ce qu’aurait voulu Gluck s’il n’avait pas été lié par les traditions de son temps. On avoue qu’on accueille cette audacieuse justification avec un brin de circonspection.

Orphée © Pierre Grobois
Orphée et Eurydice © Pierre Grobois

Reste la réalisation qui, elle, appelle bien peu de réserves. La variété des couleurs, les jeux sur les timbres, les dynamiques parfois violentes… tout concourt à servir le drame et à accroître sans cesse la tension. A ce titre, l’entrée d’Orphée aux Enfers constitue une superbe réussite sur le simple plan orchestral. Ce travail remarquable est d’ailleurs soutenu par des chœurs absolument impeccables qui font sonner les différentes voix avec une belle clarté, mettant merveilleusement en valeur la polyphonie chorale.

Par le choix de la version Berlioz, on a donc trois voix de femmes pour servir ce mythe fondateur. D’abord Hélène Guilmette est une Eurydice irréprochable, sensible et crédible dans ses doutes et sa douleur. Lea Desandre endosse le rôle d’Amour de manière d’autant plus impressionnante que la mise en scène lui impose de chanter dans des positions fort inconfortables, sans que la qualité de son chant en soit le moins du monde affectée.

Mais en dépit d’un titre trompeur, Orphée et Eurydice est presque exclusivement tourné vers le personnage d’Orphée, qui ne quitte jamais la scène. Marianne Crebassa, rompue aux rôles travestis, est tout à fait bouleversante. Dès le premier cri « Eurydice ! », on est frappé par l’incroyable projection de la chanteuse, dont la voix emplit tout l’espace. La mezzo se montre ensuite capable d’allègements inouïs à partir de l’acte II ; Orphée ne chante plus seulement pour lui mais pour attendrir les démons des Enfers. Même le vibrato, qu’on pouvait trouver excessif au premier acte, se fait soudain plus léger et plus subtil, preuve de la belle maîtrise qu’a Crebassa sur son instrument. « Amour, viens rendre à mon âme » est traité avec un dramatisme qui fait oublier l’incongruité de cette soudaine agilité vocale, toujours un peu étonnante au regard du reste de l’œuvre. Et le célèbre « J’ai perdu mon Eurydice », qui pourrait ne plus émouvoir tant il est rebattu, semble ici être chanté pour la première fois. Face à tant de qualités musicales, le seul bémol (mais d’importance) concerne la diction de la chanteuse. La plupart des consonnes étant relativement inaudibles, le texte n’est pas toujours très intelligible.

La mise en scène d’Aurélien Bory est d’une beauté presque hypnotique. Le thème du regard (en écho au regard d’Orphée qui précipite définitivement Eurydice aux Enfers) est omniprésent dans la scénographie, notamment grâce à une gigantesque surface, à la fois transparente et réfléchissante, qui dédouble constamment le point de vue du spectateur et donne à ce spectacle toute sa dimension onirique*. La toile peinte posée au sol (« Orphée ramenant Eurydice des Enfers » de Jean-Baptiste Corot) devient ainsi un décor vertical autant qu’un accessoire de scène. Le chœur infernal paraît être une sorte de monstre tentaculaire qui avale Orphée. Eurydice apparaît sans qu’on soit réellement certain de sa présence. Loin de tourner à l’abstraction stérile, tout est ici aussi esthétique que signifiant et on ne saurait lister toutes les belles trouvailles qui animent ce spectacle, créant une multitude de tableaux vivants. Retenons seulement deux moments particulièrement saisissants : cette Danse des Ombres heureuses qui débute dans l’obscurité la plus totale, laissant le public dans la plus pure contemplation auditive, et la mort d’Eurydice, progressivement enroulée dans un linceul noir avant de tomber inerte sous le regard impuissant d’Orphée.

* Technique optique connue sous le nom de « Pepper’s ghost »

 


Orphée et Eurydice
Opéra en 4 actes de Christoph Willibald Gluck
Livret de Ranieri de’ Calzabigi et Pierre-Louis Moline
Créé en 1859 au Théâtre-Lyrique de Paris (version Berlioz)

Orphée : Marianne Crebassa
Eurydice : Hélène Guilmette
Amour : Lea Desandre

Ensemble Pygmalion
Direction : Raphaël Pichon

Mise en scène et décors : Aurélien Bory
Dramaturge : Taïcyr Fadel
Décors : Pierre Dequivre
Costumes : Manuela Agnesini
Lumières : Arno Veyrat

Biberonné à la musique classique dès le plus jeune âge, j’ai découvert l’opéra à l’adolescence. En véritable boulimique passionné, je remplis mon agenda de (trop) nombreux spectacles, tout en essayant de continuer à pratiquer le piano (en amateur). Pour paraphraser Chaplin : « Une journée sans musique est une journée perdue »

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