La Folle Journée de Nantes
La Folle Journée de Nantes © DR

Retour sur La Folle Journée de Nantes : sous le signe des passions

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La 21e édition de la Folle Journée s’est déroulée avec pour thème les « Passions de l’âme et du cœur », le thème central de la sensibilité occidentale. L’âme fait référence à ce qui est religieux, et le cœur, ce qui est sentimental. Cela regroupe grand nombre de styles musicaux populaires et savants, écrits pour tous les instruments et couvrant cinq siècles, de la Renaissance à nos jours. Entre 350 concerts payants et 31 concerts gratuits sur cinq jours (du 28 janvier au 1er février, mais nous n’y étions que les deux derniers jours), assurés par quelque 1 800 artistes et répartis sur dix salles et un hall public – sans compter les 47 conférences dans les deux autres salles – il faut faire des choix en ciblant les genres, parfois avec amertume. Souvent, deux ou trois concerts que l’on veut absolument écouter se tiennent en même temps dans différentes salles, et si le même programme se joue à plusieurs reprises, le puzzle est plus difficile à constituer que l’on ne le croit !

J’ai donc fait un choix, certes peu conventionnel : laisser tous les programmes baroques de côté (et il y en avait vraiment beaucoup, compte tenu du fait que le thème initialement annoncé était « l’année 1685 » !), pour privilégier des raretés : formations et répertoires peu communs, mélanges de genres et de styles, programmes insolites. C’est ainsi que nous avons entendu Renegades Steel Band, Signum Saxophone Quartet, Lo Còr de la Plana, Yann-Fañch Kemener, Waed Bouhassoun, Duo Vincent Peirani et François Salque ; et puis, je dois l’avouer, sans avoir pu résister à mon irrépressible envie d’entendre le piano, je suis allée écouter Mami Hagiwara, et, pour le piano jazz, Paul Lay.

 

La musique classique autrement : Renegades Steel Band et Signum Saxophone Quartet

Le Renegades Steel Band est né dans l’île antillaise de Trinidad, au large du Venezuela. Les musiciens, encore très jeunes pour la plupart, interprètent des standards de la musique classique (mais aussi de la musique plus populaire) sur des steel pan, bidons de pétroles dont le fond est méticuleusement travaillé pour donner une surface concave. Ils en joue avec des baguettes ou sticks. Selon le type de bidon et le degré de courbure, on obtient des gammes complètes aux timbres et sonorité différents, ce qui donne une variété infinie de sons. Ils jouent le célèbre Choral « Jesus bleibet meine Freude » (Jésus que ma joie demeure), extrait de la Cantate Herz und Mund und Tat und Leben BWV 147 de Johann Sebastian Bach et Ave Maria de Schubert, d’une douceur angélique (qui pourrait croire que ce sont des « tambours » de bidons ?) et c’est un véritable plaisir offert aux oreilles, d’autant que les nuances qu’ils apportent à chaque exécution sont très subtiles. La Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 de Bach est exécutée d’une précision surprenante. Quand on pense que c’est un ensemble d’une vingtaine de musiciens ou plus, on imagine facilement le travail effectué pour arriver à une telle perfection collective ! Ils jouent également de la musique caribéenne (Woman by My Side de Biggie Irie), très joyeuse, et il va de soi qu’ils sont dans leur élément !

Le Signum Saxophone Quartet vient d’Allemagne. Ayant une solide formation en musique classique, les quatre musiciens abordent tous les styles et leur répertoire est très large : de quatuors de Haydn à l’Adagio de Samuel Barber ou des morceaux de Gershwin, ainsi que des chefs-d’œuvre de la création contemporaine, mais aussi du jazz, du pop et de l’afro-caribéen… Comme Renegades Steel Band, nous sommes agréablement surpris par leur grand éventail de sonorités (à bien des moments, on a cru entendre de la clarinette, du hautbois, du basson… tout ce qui n’est pas du saxophone !), celles-ci étant parfaitement en adéquation avec le style de musique qu’ils jouent. Leur technique saisissante dans un équilibre entre les quatre instruments, à l’image des très grands quatuors à cordes, séduit immédiatement l’auditoire. On comprend alors pourquoi ils ont été sélectionnés pour la saison 2014-15 de l’Echo’s Rising Stars (à ne pas confondre avec l’émission de télévision, il s’agit d’un réseau de salles de concerts européens – A European Concert Hall Organization, ECHO – qui œuvre pour promouvoir de jeunes artistes et groupes particulièrement talentueux).

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Musique traditionnelle au parfum ethnomusicologique : Yann-Fañch Kemener, Lo Còr de la Plana, Maed Bouhassoun

Yann-Fañch Kemener, chanteur breton, collecte lui-même des chants traditionnels auprès des anciens de la région depuis les années 1970. Le programme imprimé de son concert précise qu’il s’initie également aux techniques vocales des chanteurs de fest-noz (« fête de nuit » en breton) ; je ne sais pas de quoi il s’agit précisément, cela semble représenter quelque chose de festif chez les paysans, et sa voix, bien brute comparée à celle à laquelle nous sommes habitués dans l’univers classique, transmet les sentiments les plus simples et les plus pieux de gens anonymes mais braves. À La Folle Journée, il explique que, dans l’histoire de la musique, on ne sait parfois pas si c’est la musique populaire qui influence la musique savante ou si c’est celle-ci qui donne l’inspiration à l’autre. Ainsi, il interprète, avec Aldo Ripoche (violoncelle baroque) et Damien Cotty (viole de gambe et dessus de viole), des œuvres de Pierre François Olivier Aubert (1763-1830), en alternance avec des chants de dévotion au culte marial, dans la pure tradition bretonne, tout en jouant de l’harmonium.

Lo Còr de la Plana (Le Cœur de la Plaine) est un groupe masculin de chants polyphoniques, posant l’ancre dans le quartier de la Plaine de Marseille, et ses musiciens chantent en langue occitane. Avec percussions à la main, ils « exaltent toutes les influences, de la musique concrète aux Ramones, de Bartók au Velvet Underground » (extrait du programme). Même s’ils gardent précieusement la tradition régionale (technique du chant, langue, énergie méditerranéenne…) appuyée sur des recherches minutieuses qu’on peut qualifier d’ethnomusicologiques, leur musique est délibérément tournée vers la modernité et vit au présent, dans une atmosphère et une énergie proches de rock.

Waed Bouhassoun magnifie la beauté du chant arabe. Sa voix, absolument sublime, exalte l’amour pour Dieu, pour la patrie, pour l’être aimé… dans un arabe littéraire aux accents délicats. Elle s’accompagne d’un oud (luth des pays arabes) et sa performance virtuose exerce une fascination indiscible. À la fin d’un des quatre concerts (au même programme), elle appelle quelques enfants présents dans la salle, qui l’écoutait avec émerveillement, et les invite à toucher son instrument. Les petits se sont exécutés mi hésitants, mi ravis. Une très belle interaction entre le public et l’artiste, simple et chaleureuse, qui a dédié sa dernière pièce, A Damas, à la ville qu’elle apprécie et aime.

Côté jazz, éblouissement et spectaculaire : Paul Lay et le duo Vincent Peirani et François Salque

Paul Lay, une étoile montante du piano jazz (Grand Prix du Disque de jazz de l’Académie Charles Cros en 2014 pour l’album de son quartet Mikado), a été formé au Conservatoire de Toulouse et au CNSMD de Paris. Le vendredi 30 janvier à 22h15, il improvise sur le film Billie Holiday, passionnément, un film documentaire relatant la vie de la célèbre chanteuse américaine, avec de nombreuses photos et quelques vidéos. Paul Ray joue tantôt librement tantôt en reprenant des motifs de chansons ou d’accompagnements entendus dans le film, pendant plus d’une heure – un pur bonheur ! Il se livre alors à une création personnelle à la fin, dynamique et originale, avec une puissante énergie inventive pour rendre hommage à la grande dame, dont la vie n’a été hélas qu’une succession de douleurs, de détresses et de tragédies. Son inspiration ne semble jamais tarir, et il aurait pu continuer ainsi des heures et des heures au gré de sa créativité ingénieuse, spirituelle, aiguë, vive, pétillante… (et je peux continuer à citer des adjectifs pour caractériser son jeu si varié et si coloré).

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L’accordéoniste Vincent Peirani et le violoncelliste François Salque forment depuis déjà de nombreuses années un duo fabuleusement brillant, réalisant parfaitement une fusion harmonieuse entre les deux instruments à première vue incompatibles. Ces deux musiciens, chacun de premier plan mondial dans son domaine, passent aisément du classique au jazz et du jazz au classique, en passant par d’autres genres comme le tango ou la musique traditionnelle. Pour ceux qui les écoutent, seule la bonne musique reste, interprétée avec un souffle du génie. A la toute fin de la Prière pour violoncelle et piano, extraite de la retranscription pour violoncelle et accordéon de Jewish Life d’Ernest Bloch, le son disparaît comme se dissipe un brouillard, sans que l’on s’en aperçoive, dans une synchronisation parfaite entre accordéon et violoncelle. La Csardas de Milena Dolinova et Krystof Maratka, devenu un grand classique malgré sa date de composition récente (Maratka est né en 1972), les deux musiciens emportent la salle entière dans un enthousiasme inouï, tout comme Passions tziganes, arrangement de Grappeli mêlé de créations de Salque et de Peirani. En bis, Made in France (composé par Bireli Lagrene et Sylvain Luc pour deux guitares) avec une partie chantée – ou plus précisément fredonnée – par Vincent Peirani, de manière aussi époustouflante que sur le clavier, fait déchaîner le public.

 

Le pianisme dynamique de Mami Hagiwara

Née à Hiroshima, Mami Hagiwara commence le piano à 5 ans, et, à 13 ans, elle est la plus jeune lauréate du Concours international de Palma d’Oro. En 2010, elle est encore étudiante en master au CNSDM de Paris lorsqu’elle remporte le Concours international de Genève, devenant la première Japonaise à obtenir le premier prix. Elle joue à La Folle Journée Maurice Ravel (Valses nobles et sentimentales et la Valse) et Frederic Rzewski, compositeur américain né en 1938. Son jeu est caractérisé par une dynamique très large et par l’extrême attention portée aux détails. Dans Ravel, son coté raffiné est éloquemment exploré, tandis que dans Winnsboro Cotton Mill Blues (extrait des North Americain Ballads de Rzewski), c’est sa nature sauvage et passionnée qui est mise en valeur, avec des notes répétées agressivement qui se jouent par moments avec des coudes. L’élément de blues, comme son titre l’indique, n’est pas non plus négligé, elle fait ainsi montre de son modernisme pianistique. Une telle découverte, pour l’œuvre et pour la pianiste, est aussi l’une des spécificités de La Folle Journée.

Avec 154 000 billets vendus sur 170 000 disponibles, soit le taux de remplissage à plus de 90 %, l’édition 2015 a réalisé une des plus belles réussites de l’histoire du Festival. L’année prochaine, la 22e édition se déroulera du 3 au 7 février avec pour thème la Nature.

 

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