L'ensemble Talea dans Sideshow de Steven Takasugi
L'ensemble Talea dans Sideshow de Steven Takasugi © allerArt Bludenz

Approchez Mesdames et Messieurs ! Le spectacle va commencer !

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Le festival de Royaumont a accueilli la création française de “Sideshow” de Steven Takasugi, une pièce électroacoustique sinistre et fascinante, jouée et mise en scène par l’ensemble Talea.

 

Fermez les yeux.
Imaginez avoir remonté le temps et vous retrouver au début du siècle dernier. Vous êtes dans un parc d’attraction, avec votre famille, pour divertir vos enfants : un tour de manège, un jeu d’habileté, un regard dans une boîte où l’on voit des photos animées et puis une étape chez l’homme qui rit. Il est marrant ce bonhomme en bois qui ouvre la bouche et montre toutes ses dents. « Hahaha ! », il fait. Il rit, il rit et il rit encore. Il ne s’arrête pas…

Il ne s’arrête plus. Son rire continu cesse à un moment d’être amusant et devient sinistre, puis résolument inquiétant…Vous regardez autour de vous, et petit à petit tout commence à se dégrader : les jeux fonctionnent au ralenti et la musique laisse la place à une cacophonie insupportable, pendant que l’homme continue à rire, à rire, à rire…

Voilà les images que Steven Takasugi arrive à évoquer en musique, avec Sideshow, un octuor amplifié accompagné d’une bande enregistrée, où il illustre de manière très réaliste le côté sombre des Luna Park de Coney Island, célèbre baie de plaisance de New-York.

L'ensemble Talea dans Sideshow de Steven Takasugi
L’ensemble Talea dans Sideshow de Steven Takasugi © allerArt Bludenz

À l’entrée dans la salle, des notes de programme sont distribuées, où l’on retrouve la liste des « numéros » qui composent le spectacle, accompagnée d’un dessin : un visage au sourire forcé.

Sideshow est en effet une méditation sur le monde du spectacle, sur la splendeur et la misère des parcs d’attraction, ces lieux de divertissement qui cachaient des réalités effrayantes, entre pratiques sinistres, violence contre les animaux et exploitation d’individus difformes.

C’est le cas des « freak shows », une des attractions les plus courantes dans ces lieux, où l’on exposait en tant que « monstres » des personnes désavantagés par la nature, dans une course au profit qui ignorait l’humanité. Le public ne manquait pas, la curiosité morbide était trop forte. Diane Arbus elle-même, la célèbre photographe qui s’intéressait aux marginaux de la société, avouait que ses visites nocturnes à Coney Island, lui provoquaient « un mélange de honte, d’effroi et de respect ».

Après les clichés francs d’Arbus et la revanche des « freaks » au cinéma, dans la célèbre « Monstrueuse Parade » de Tod Browning de 1932, la musique pouvait-elle dépeindre cet univers parallèle, sans utiliser les images ou la parole ?
Takasugi a relevé le défi, grâce à un immense travail de recherche sonore, qui lui a permis d’intégrer la musique en direct avec des sons enregistrés parfaitement adaptés au sujet.

Les musiciens de l’ensemble Talea ont pleinement contribué à la réussite de ce spectacle en se donnant cœur et âme à l’interprétation… et non pas seulement avec leurs instruments. En intégrant à la partition des percussions corporelles, des vocalises, de la voix parlée et des coups de pieds par terre, les artistes ont été capables de recréer des sons inquiétants, des bruits d’animaux, des mouvements de panique. Ils nous ont fait imaginer des cages grinçantes, des animaux en souffrance, des êtres déshumanisés, ils ont représenté l’homme qui rit et le poisson humain, comme s’ils étaient là.

On a respiré avec eux entre un mouvement et l’autre, et ils nous ont effrayés avec leur regards fixes et leurs bouches s’ouvrant lentement sur un sourire terrifiant, comme celui du dessin.

Nous remarquerons tout particulièrement le crescendo dramatique peignant l’affreuse (et hélas, courante) pratique d’électrocuter un éléphant. De manière extrêmement suggestive, Talea a représenté l’animal montant sur scène, lourd et imposant, la préparation de la machine infernale, l’effroi de l’interminable attente, le début de l’exécution, les barrissements de souffrance, puis les mouvements convulses, jusqu’au paroxysme final et au silence de désespoir qui le suit.
Ce silence réunit les spectateurs dans la salle, dont l’éthique s’indigne de ces traitements barbares, qui à l’époque pourtant ne froissaient personne.

La dimension universelle des aphorismes de Karl Krauss, que Takasugi a associé à son oeuvre, suggère une permanence des ombres. Ne serions-nous pas, aujourd’hui aussi en train de commettre des atrocités, qu’un jour nos descendants nous reprocheront ?

 


Ensemble Talea

James Baker, direction
Yuki Numata Resnick, violon
Elizabeth Weisser Helgeson, alto
Chris Gross, violoncelle
Barry Crawford, flûte
Ryan Muncy, saxophone
Rane Moore, clarinette
Stephen Gosling, piano
Alex Lipowski, percussion

 

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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