Le domino noir, opéra de Scribe et Auber : estampes, détail @ Gallica.bnf.fr - Bibliothéque Nationale de France
Le domino noir, opéra de Scribe et Auber : estampes, détail @ Gallica.bnf.fr - Bibliothéque Nationale de France

La production théâtrale au XIXe siècle

11 minutes de lecture

Conversation avec Michela Niccolai, musicologue et auteure de Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris 1, autour du rôle des livrets scéniques dans la production théâtrale lyrique parisienne.

 

Le système de production théâtrale

Comment avez-vous commencé vos recherches sur les livrets de mise en scène ?
Mes recherches autour de la mise en scène lyrique au XIXe siècle ont débuté par des études de cas : Madame Butterfly, Roméo et Juliette, La Bohème, Manon, Louise, Ariane et Barbe-Bleue, etc. Rapidement je me suis rendue compte de la nécessité de balayer un fond plus large, pour avoir une vision globale de la mise en scène lyrique entre les XIXe et XXe siècles. Ainsi, en 2012, j’ai commencé à m’intéresser aux pratiques de production théâtrale et à la façon dont ces livrets l’intègrent – de la partition elle-même aux interactions entre les divers acteurs d’une création (compositeurs, directeurs, metteurs en scène, éditeurs, librettistes, décorateurs, régisseurs, éclairagistes…) –, et à leur diffusion (techniques d’impressions et diffusion).

Comment fonctionnait le système de production théâtrale au XIXe siècle?
Chaque théâtre lyrique avait un système de fonctionnement autonome, notamment en matière de mise en scène. Pour la première fois, en 1827, à l’Opéra de Paris fut créé un comité de mise en scène qui s’occupait de surveiller et organiser chaque étape de la réalisation scénique. Le directeur, le metteur en scène, les régisseurs et les décorateurs se retrouvaient pour étudier le dossier de chaque nouvelle production. Si cette pratique a permis notamment une évolution en matière de machineries théâtrales et a célébré les fastes du grand opéra, toutefois la modernité des mises en scène de l’Opéra s’est vite étouffée.

C’est l’Opéra Comique qui prend le relais à partir des années 1880, présentant des productions à l’avant-garde du point de vue spectaculaire. Les mises en scène pour Le Rêve d’Alfred Bruneau (1891) ou Les Troyens à Carthage d’Hector Berlioz (1892) par Léon Carvalho, directeur et metteur en scène dans ce théâtre, en fournissent deux exemples marquants.
Son successeur, Albert Carré, dont l’héritage familial l’avait poussé vers le théâtre lyrique, apporte sa large expérience dans la gestion des théâtres du Vaudeville et du Gymnase ainsi que celle de sa mission d’études dans les théâtres d’Allemagne et Autriche-Hongrie (Ministère des Beaux-Arts, 1897). Lors de cette expédition, Carré analyse les pratiques de gestion théâtrale des « théâtres de cour » de villes telles Vienne, Berlin, Munich, Prague, Dresde, Stuttgart, Darmstadt etc.. Quant au théâtre de Bayreuth, Carré a été l’un des plus fervents pèlerins…

Pour renouveler la mise en scène à l’Opéra Comique, il s’inspire également de toutes les scènes secondaires du Paris de la fin-de-siècle, telles que le Moulin Rouge, les Folies Bergère, l’Éden-Concert, l’Alhambra, connues pour les expérimentations scéniques dans les genres de l’opérette, la revue et les spectacles lumineux.

Les régisseurs deviennent des collaborateurs indispensables, détenteurs d’un véritable savoir faire alimenté par des voyages d’étude et de travail en France et à l’étranger. Ces expériences leur permettent ensuite d’être appelés dans des salles de premier ordre comme l’Opéra de Paris et l’Opéra Comique : personnalités à l’instar de Paul Stuart et de Jules Speck en fournissent un clair exemple.

L’application des livrets de mise en scène

Est-que ces livrets ont été répertoriés ? Où peut-on trouver ces livrets aujourd’hui ?
Les livrets de mise en scène lyriques figurent dans plusieurs archives et bibliothèques parisiennes. Méritent mention à cet égard la Bibliothèque-Musée de l’Opéra, les départements de la Musique et des Arts du Spectacle de la Bibliothèque nationale de France (BnF), ainsi que quelques fonds des théâtres de province (Archives municipales de Lyon ou de Vichy entre autres). La bibliothèque de la Comédie-Française possède également un riche fonds de mises en scène dramatiques.

Toutefois, le fonds le plus riche de mise en scène lyriques est conservé dans les collections théâtrales de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), ancienne Bibliothèque de l’Association de la Régie Théâtrale (ART)2.

Un catalogue, intitulé Cent ans de mise en scène lyrique en France (1830-1930), a été rédigé par H. Robert Cohen et Marie-Odile Gigou (New York, Pendragon Press, 1986) : sans leur travail pionnier, il ne me serait pas possible aujourd’hui de travailler à un nouveau catalogue électronique de ce fonds, qui vise, à partir des donnés récoltés par les deux chercheurs, à établir notamment la datation de chaque mise en scène ainsi que sa circulation en France et à l’étranger3.


Comment ce fond a-t-il été constitué ?
Fondée en 1911, l’Association de la Régie Théâtrale inaugure sa bibliothèque en 1920 sous l’égide d’Eugène Lespinasse. Dans un premier temps sont les mises en scène lyriques qui constituent le noyau central du fonds de mises en scène et cela jusqu’environ à la fin des années 1930, l’Occupation et la guerre imminente ayant probablement favorisé l’arrêt de ces dépôts de la part des régisseurs. Il s’agit d’environ 1600 documents pour 600 œuvres, dont la plupart appartenant au répertoire de l’Opéra Comique. Cela n’a rien d’étonnant, surtout si l’on pense que l’un des premiers présidents de l’ART a été Ernest Carbonne, déjà régisseur à l’Opéra Comique, suivi par de nombreux collègues qui, avant ou après, avaient travaillé dans cet établissement de spectacle. Des interprètes aussi nous ont laissé des annotations de mise en scène, tel le ténor Victor du Pond, qui possédait des partitions annotées pour bien étudier ses rôles.

Dans l’après-guerre, on assiste à une plus grande ouverture du fonds au théâtre de parole et ce sont des régisseurs dramatiques qui prennent le relai de leurs collègues lyriques, déposant des documents de mise ne scène en provenance de nombreuses salles parisiennes (Gymnase, Variété, Cluny, Antoine, Odéon, Comédie des Champs-Elysées…). Il s’agit pour ce deuxième volet, celui des mises en scène dramatiques, d’environ 7000 documents (dont le catalogue est aujourd’hui disponible en ligne), témoignant de la grande effervescence liée à ce genre de spectacle, moins « élitiste » que l’opéra, et avec un nombre de salles à disposition bien plus important (à Paris, mais également dans toute la France).

Si les mises en scène lyriques conservées dans le fonds de l’ART semblent couvrir la période 1830-1930 environ, toutefois leur utilisation s’étend aux années 1970, plus précisément jusqu’à la reconnaissance des droits d’auteurs pour les metteurs en scène. À cette époque, correspond également le changement du support : les cassettes vidéo, puis les DVD, prennent la place des documents manuscrits ou autographiés.

Livrets de mise en scène de la production théâtrale de "Angelo, le tyran de Padoue" d'Alfred Bruneau
Détail des livrets de mise en scène d’Angelo, le tyran de Padoue d’Alfred Bruneau | Palazzetto Bru Zane / Classicagenda


À quand remonte le premier livret de mise en scène dans le sens moderne ?
Le premier livret de mise en scène imprimé remonte à 1828. Avec La Muette de Portici de Daniel-François-Esprit Auber, on passe du livret de mise en scène manuscrit à celui imprimé et vendu au public et aux professionnels. La Collection Palianti est significative à cet égard, publiée d’abord sous forme de supplément dans la presse et ensuite vendue en fascicules séparés par l’éditeur.

Si les premiers livrets imprimés, autour de 1830, comptaient une dizaine de pages et pouvaient être intégrés à d’autres supports (la presse essentiellement), dans la deuxième moitié du XIXe siècle (vers 1870), les mises en scène deviennent de plus en plus complexes, suivant les nouvelles tendances dramatiques des libretti. Les aspects psychologiques des personnages apparaissent comme une section souvent autonome dans les livrets scéniques, ces derniers devenant plus longs et détaillés.

Atteignant parfois jusqu’à une centaine de pages, ils deviennent des objets indépendants voués uniquement à l’usage des professionnels de la production théâtrale. La technique de diffusion change encore : les livrets sont soit manuscrits soit gravés, utilisant le système de l’autographie (impression à partir d’un document manuscrit, technique utilisée pour un petit tirage d’exemplaires), non plus avec les caractères typographiques. La difficulté à reproduire typographiquement les décors, articulés maintenant sur plusieurs niveaux et avec de nombreux accessoires et mobiliers tridimensionnels (souvent praticables), et des diagrammes scéniques de plus en plus complexes peut avoir favorisé ce type d’impression.


Comment fonctionnait concrètement l’application des livrets de mise en scène ?

Les livrets de mise en scène lyriques relataient principalement de la production théâtrale des scènes parisiennes (Opéra et Opéra Comique). Ensuite ils arrivaient dans les théâtres de province, où il revenait moins cher de louer une production (réutilisant aussi les costumes et les décors), plutôt que d’en réaliser une en entier, sans compter le prestige de donner un spectacle venu de Paris.

Il ne faut toutefois pas croire que les livrets scéniques témoignent d’une pratique figée. L’objectif était, certes, de fixer une mise en scène en particulier, mais aussi de laisser de la place à une pratique théâtrale vivante, souvent transmise seulement de façon orale. Les coupures à la partition, souvent liées au manque de moyens d’un petit théâtre qui ne peut pas bénéficier d’une machinerie théâtrale conséquente, en fournissent un exemple saillant.

 

Qui notait les mises en scène ?
C’étaient les régisseurs mais parfois aussi les souffleurs ! Le concept de droit d’auteur dans la production théâtrale n’existait pas encore : la mise en scène de Louise, par exemple, appartient à Albert Carré mais avait été rédigée par Ernest Carbonne (ténor et ensuite régisseur à l’Opéra Comique) ; Raymond Sudre (dit Léonce, régisseur très actif entre 1900 et la fin des années 1930) avait copié énormément de mises en scène existantes (dont celles d’Albert Carré) créant aussi celle de Malvina de Reynaldo Hahn à la Gaîté-Lyrique (1935). Louis Palianti avait copié des nombreux livrets de mise en scène publiés d’abord par Vieillard Duverger, diffusant ainsi des mises en scène manuscrites et imprimées. Le régisseur général Louis Picot, qui avait copié énormément de mises en scène d’opéras-comiques et d’opérettes à faire représenter sur les scènes bretonnes, croise à un moment la voie d’un autre régisseur, Fernand Berthoud, qui avait travaillé en Algérie et qui garde précieusement, comme un sorte d’héritier spirituel, toute sa collection de livrets de mise en scène.


Ces livrets de mise en scène peuvent être considérés comme des témoignages d’une époque ?

Tout à fait. Outre les cachets d’appartenance (qui en facilitent la datation), dans les livrets de mise en scène on retrouve souvent d’autres « trésors cachés », comme les coupures de presse (qui nous permettent de dater les reprises d’opéras et de nous renseigner sur la durée en salle), les programmes de salle (ou des disques) et même des photographies de scène.
Pour la reprise du Domino noir d’Auber (Opéra Comique, 1901), par exemple, nous pouvons bénéficier du livret de mise en scène, des photographies d’époque et des illustrations tirées de la presse illustrée.

Plusieurs supports peuvent héberger les informations concernant l’aspect visuel du spectacle au-delà des livrets scéniques. C’est le cas des annotations manuscrites (complétées par les plantations des décors et les diagrammes qui illustrent les mouvements de scène) sur des libretti ou des partitions imprimés accompagnés souvent par des pages interfoliées. Dans ce cas, un numéro de renvoi figure sur la page imprimée pour que, sur la page en face, on puisse retrouver aisément le commentaire auquel se réfère.

Un autre exemple est fourni par les recueils factices de mise en scène, où les régisseurs copiaient plusieurs livrets de mise en scène l’un derrière l’autre, nous montrant comment étaient organisées les tournées.
Ce type de recherche nous permet d’étudier la circulation des œuvres et de leurs productions, mais aussi de mieux comprendre les usages des professionnels du théâtre et le fonctionnement des pratiques de production théâtrale.

Production théâtrale de Le domino noir, opéra de Scribe et Auber : costume de Mlle Berthault (rôle de Brigitte), détail @ Gallica.bnf.fr - Bibliothéque Nationale de France
Le Domino noir, opéra de Scribe et Auber : costume de Mlle Berthault (rôle de Brigitte), détail / gallica.bnf.fr – Bibliothéque nationale de France

Au delà de l’aspect historique et sociologique, quel est l’intérêt de ces livrets aujourd’hui ?
Je pense que les livrets sont un matériel d’étude très utile, non seulement pour les chercheurs qui s’intéressent à la production théâtrale mais également pour les metteurs en scène, qui peuvent reprendre une mise en scène historique ou avoir des matériaux supplémentaires de réflexion pour des mises en scène contemporaines.


Des reconstructions de mises en scène ont-elles déjà été réalisées à partir de ces livrets ?
L’exemple le plus marquant d’une mise en scène du XIXe siècle à laquelle j’aie assisté est celui du troisième acte des Maîtres chanteurs de Nuremberg de Richard Wagner dans la mise en scène de l’Opéra (1897) par les élèves de la Haute École de Musique de Genève et du CNSM de Paris, à l’amphithéâtre Bastille (avec un arrangement pour piano, suivie, le lendemain, d’une reprise avec orchestre d’instruments d’époque à Versailles), projet dirigé par Rémy Campos et Aurélien Poidevin (30 et 31 mars 2012). Chaque élément était extrêmement soigné et notamment les composantes de la mise en scène : décors, éclairages et gestuelle des chanteurs étaient ainsi présentés au public selon la pratique de l’époque. Cela a été possible grâce au croisement de plusieurs sources : livrets de mise en scène, photos, articles de presse, manuels de chant. Le résultat de cette aventure a été double : d’un côté, elle a permis de toucher la vitalité de ces pratiques de la production théâtrale, de l’autre côté, elle a montré que ces documents ont encore bien des surprises à nous dévoiler !

 


Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris, Turnhout, Brepols, 2012, premier prix Gouden Label Award 2014, Klassiek Centraal, Belgique.

Michela Niccolai, Rémy Campos et Pierre Sérié remercient de son accueil Danielle Mathieu-Bouillon, Présidente de l’ART. Voir le site de ART.

Ce projet sur la production théâtrale, réalisé par Michela Niccolai, a été rendu possible grâce à la collaboration entre le Palazzetto Bru Zane et la Bibliothèque historique de la Ville de Paris. Qu’Emmanuelle Toulet, directeur de la BHVP, Bérengère de L’Épine, conservateur des collections théâtrales à la BHVP, et Alexandre Dratwicki, directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane, soient ici remerciés. Le catalogue sera disponible sur le portail des bibliothèques spécialisées de la Ville de Paris à la fin de 2016.

Michela Niccolai a également publié Gustave Charpentier et son temps, PU Saint-Etienne (2013)

 

Parallèlement à sa formation en chant lyrique, Cinzia Rota fréquente l'Académie des Beaux-Arts puis se spécialise en communication du patrimoine culturel à l'École polytechnique de Milan. En 2014 elle fonde Classicagenda, afin de promouvoir la musique classique et l'ouvrir à de nouveaux publics. Elle est membre de la Presse Musicale Internationale.

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